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Enchainer six substantifs par ce tout petit anneau, « de », et cette étrange chaine, la faire tourner comme à l’infini : un substantif s’ajoute, pousse la ligne, le dernier substantif tombe dans le vide…
L’ordre de l’alphabet de la lettre du mot du bout de la langue
Le maintien de l’ordre de l’alphabet de la lettre du mot du bout
Le dispositif du maintien de l’ordre de l’alphabet de la lettre du mot
Oui, il s’agit bien de poésie à la chaine, activée sans cesse par son dispositif justement, mais produisant moins des objets en série que des chocs multipliés, des surprises (de l’alphabet au CRS, so quickly), des malheurs et des bonheurs de langue toujours sur le départ. Rapidement, en effet, il ne s’agit plus seulement d’associer les êtres entre eux, mais de dissocier les expressions toutes faites pour en faire surgir des réalités plus étonnantes. Chacun connaît la dame de fer, la nage indienne… mais qui saura exactement ce qu’est l’indienne de la nage, le fer de la dame, le trois du quart et autres joyeusetés qui s’enchainent à toute allure ?

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Michèle Métail lit des rouleaux, qu’elle confectionne avec art et qui déploient devant le spectateur ces fleuves toujours renouvelés d’associations sans pareille. Celui-ci s’ouvre par les voyelles colorées de Rimbaud, qu’entourent quelques consonnes brisées. Il tire la langue, aussi bien, puisque c’est de cela qu’il s’agit. Mais surtout : ce 22 mai 2024, la poétesse est montée sur une « girafe » de bibliothèque. Elle touche presque le plafond.

Quelques minutes auparavant, on avait entendu Gaëlle Théval évoquer la « poésie action » selon Bernard Heidsieck : il ne suffit pas de lire, il faut encore qu’il se passe quelque chose. On avait vu la photo du poète debout, laissant couler à terre le leporello artisanal du poème célèbre : « Vaduz ». Mais cette fois-ci, ce sont cinq mètres de rouleau au moins qui se déroulent au fur et à mesure de la lecture !
On ne pouvait mieux illustrer l’objet qui réunissait cette après-midi chercheurs et poètes à la bibliothèque de l’Ecole Normale Supérieure : une poésie concrète, visuelle, spatiale, sonore, performée ou tout ce qu’on voudra mais qui renoue en tout cas avec la physique des corps. Ou plutôt qui ne l’a jamais quittée : une bonne partie des interventions allaient la traquer, non sans succès, jusque dans les productions médiévales.
Un livre réunit désormais les recherches en cours : Ut musica poesis, Poésie visuelle et sonore au Moyen Âge et aujourd’hui, sous la direction de Nathalie Koble et Amandine Mussou (pour transparence : l’auteur de ces lignes en est). Pour le reste, la scène témoignait d’une vigueur perpétuée. Liliane Giraudon, Caroline Bergvall, Jean-Pierre Bobillot succédaient à Michèle Métail. Vincent Barras moulait dans la rythmique du « Passionnément » de Ghérasim Luca ses rauques constructions en C G N (du gnou au genou, il n’est qu’un pas, il suffit d’un peu de gnaque).

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Camille Bloomfield, pour finir, dévoilait progressivement ses tatouages en ponctuation : chacun donnait lieu à un poème. Etonnant strip-tease, ne mettant le corps à nu que pour le rendre à la langue, une fois de plus, mieux : à ses articulations. Le point-virgule, le guillemet, sont les « de » de cette poésie-ci : tout revient à interroger la manière dont les êtres pourront bien se relier, dans la langue et ailleurs.

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Physique de la poésie : un corps se reprend, se dit, s’affirme. Un rituel se met en place, rejouant et déjouant le théâtre favori du male gaze. Et ce n’est pas la seule surprise. Car Pascale Bourgain, qui avait lu des poèmes en latin médiéval, a aussi vu Michèle Métail perchée sur sa girafe. Elle a vu le rouleau en descendre progressivement, le texte orienté du côté de la lectrice, mais les images inversées, pour être lues par les spectateurs. Et elle y a reconnu ce que nous n’avions pas vu : le rouleau d’exultet qui, aux XIIe et XIIIe siècle, descendait de l’ambon, alors que le prédicateur célébrait la veille pascale et la lumière retrouvée.

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A quoi avions-nous assisté ? Michèle Métail, quant à elle, semblait tout ignorer de ces « rouleaux d’exultet » dont les images s’offraient au fidèle en même temps que la parole tombait sur eux de la chaire. Tout autant que la langue, c’est pourtant la scène même que ces performances avaient redessinée. D’étranges souvenirs collectifs se réveillaient au sein même de la bibliothèque. Le livre laissait un peu de place au mystère du rituel et à sa réinvention.