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Billet de blog 25 mars 2022

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Anne-James Chaton : quand la poésie rejoue la Genèse version Matrix

Anne-James Chaton et Alva Noto présentaient hier à la Gaîté lyrique leur spectacle « Alphabet », associant poésie objective et musique électronique. Pour une immersion totale dans le tourbillon des lettres et le retour à une genèse fantastique des livres et du monde. Hors-pair.

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Anne-James Chaton & Alva Noto, "Alphabet" à la Gaîté lyrique.

Les classiques ont longtemps médité sur le singe écrivain qui, tirant les lettres une à une, au hasard, pourrait bien un jour recomposer Homère, ou la Bible elle-même. Peut-être l’ère des ordinateurs est-elle la mieux à même de relancer cette interrogation. Infatigables, à la différence de notre simiesque confrère, ultra-rapides, absolument systématiques… il n’y a pas de raison qu’ils manquent la combinaison gagnante, l’Iliade enfin retrouvée, intacte, sans la moindre perte. On pouvait y penser, hier soir, face à l’immense tableau de lettres tournant sur elles-mêmes, à toute vitesse, sur lequel se détachaient Anne-James Chaton et Alva Noto. Une sorte de panneau d’aéroport en folie, prêt à annoncer tous les départs, y compris les plus imprévus, les moins prononçables. Régulièrement un mot en sortait, proféré au même moment par Anne-James Chaton d’une vois toujours égale. Dans l’ordre alphabétique. Il semblait que l’on assistait à la genèse mécanique des mots, sans la moindre part de subjectivité.

Un tel bouillonnement de lettres bleutées, toutes identiques, se recomposant toujours et se projetant sur le visage même de leur proférateur, rappelait pourtant une autre vision : Matrix et sa génération informatique du monde. Plus encore peut-être quand Anne-James Chaton n’égrenait plus que les 0 et 1 du code binaire qui défilait derrière et sur lui. Mythiquement, c’était le monde qui se forgeait sous nos yeux, incompréhensible, plein de violence et de crashes aériens.

Illustration 2
Anne-James Chaton & Alva Noto, "Alphabet" à la Gaîté lyrique.

Peu à peu surgissait ainsi un autre mythe encore, au plus loin du singe littérateur : celui promu par la Kabbale d’un monde mis en branle par le tourbillonnement des lettres. Derrière l’affolant panneau d’aéroport perçaient les roues de lettres du Sepher Yetsirah et de la Genèse revue et corrigée. « Au commencement était le Verbe… » Imagine-t-on émotion plus grande, pour un amateur de lettres, que de se trouver embarqué dans ce tohu-bohu renouvelé ? Genèse tout entier, les oreilles littéralement envahies par l’intensité, le corps physiquement pris par les ultra-basses d’Alva Noto, sans échappatoire possible…

Il n’est jusqu’à l’hésitation entre mécanique pure et émergence miraculeuse qui ne participe de l’expérience. Réglée au dixième de seconde près, et comme neutralisée, la voix d’Anne-James Chaton semble entièrement liée au défilement électronique. Pendant plus de trois quarts d’heure. La performance est impressionnante : une voix d’homme peut-elle tenir longtemps à ce rythme-là ? Mais c’est aussi qu’elle se mesure à la machine et entend bien la reprendre en main. Lire les codes les plus abstraits, jusqu’au binaire informatique, c’est rappeler qu’ils sont langage, qu’ils sont écrits. C’est refuser de négliger tous ces écrits apparemment illisibles qui nous gouvernent d’autant plus aisément que nous les laissons dans l’ombre.

Illustration 3
Anne-James Chaton & Alva Noto, "Alphabet" à la Gaîté lyrique.

Prise entre sa mécanisation extrême et la mise en lumière des conditions bien humaines de l’aménagement du monde, la poésie d’Anne-James Chaton paraît toujours engagée dans un combat, vital, que poursuit la danse saccadée, enflammée, de son public. Après bien des mots, isolés, par deux, par trois, le singe électronique finit par générer une strophe de Verlaine : « Les sanglots longs / Des violons / De l’automne / Bercent mon cœur / D’une langueur / Monotone. ». Scandée, cassée, hachée, répétée, la phrase reprend toute cette force d’obsession dont on oublie trop souvent que Verlaine, loin de toute musique agréable, l’avait associée à l’insupportable monotonie. Plus tard, avec « Uni Acronym » et sa longue énumération de logos trilittères, c’est pourtant l’emprise sur le monde qui fait retour. Cette pièce, désormais classique, le public la connaît presque par cœur, images incluses. Mais avec « Alphabet », Anne-James Chaton est au meilleur de lui-même. Il y a assurément trouvé l’équivalent de ce que fut pour Bernard Heidsieck « Le Carrefour de la Chaussée d’Antin » : une inoubliable expérience de la poésie et de son monde.

Alva Noto & Anne-James Chaton - ALPHABET LIVE (Teaser) © Alva Noto

PS : A défaut de spectacles, malheureusement trop rares, on peut écouter « Alphabet » sur les différentes plateformes de musique en ligne. 

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