Ne nous y trompons pas : la colère est une affection.
L’on entendra ici qu’elle est une maladie. L’étymologie ne ment pas : la « cholère » est un échauffement de la « cholera », de la bile, dont la conséquence est la rupture du pacte horatien de brièveté de l’ire, passion de l’âme dont la particularité est d’être un ravissement de courte durée (ira furor bevis).
La colère est une pathologie, une passion, elle fait de l’atrabilaire, de sa physionomie atteinte par un débordement interne, une fièvre, jaune, noire, le martyre, le réceptacle victimaire d’un dérèglement interne du naturel.
La physiognomonie l’a compris : la colère est inscrite dans le visage, ce qui est donné à voir. Elle est la couleur et le goût pressenti du portrait. Elle ravale et ravage la façade.
Le colérique figure la bile en sa redoutable amertume. Il figure la durée subie de l’ire, la ténacité en lui d’une passion, d’un supplice.
Il n’est pas beau à voir, le colérique, c’est qu’il souffre dans sa chair d’un dedans.
Il « incarne » ce qu’il subit de douleur interne.
Il incarne ce qu’il subit de douleur.
Et l’on a beau connaître qu’elle le torture du dedans, cette douleur biliaire, l’on a beau faire effort sur soi pour la cantonner à l’intime, au for intérieur, l’on ne peut longtemps s’empêcher de voir dans l’apparence, dans la « face » de la souffrance cholérique, la sœur de celle que provoquerait l’événement extérieur, l’accident, l’agression du décor, du contexte, d’autrui.
Celui est qui colérique souffre de son dedans mais il ressemble tant à celui qui souffre de son dehors…
Et si le malade colérique, cette victime de soi, était victime d’autrui ?
Et si le colérique n’était pas tant un malade organique, possiblement congénital, atavique, que la proie des tourments de l’injustice du monde ?
Il ressemble tellement à la victime de ce qui est hors soi, le colérique, que l’on se demande s’il n’a pas quelques raisons d’en vouloir au monde, à autrui, que l’on se demande si la victime du dehors et le bourreau de soi-même, « l’héautontimoruménos » cher au dramaturge latin Térence, mais côté clinique, ne sont pas une seule et même essence…
Certes, l’échauffement du liquide biliaire et le chômage ne relèvent pas d’un champ uni des causalités mais l’effet est le même : le visage de leur patient est colérique.
Or, c’est le ressort historique du sujet totalitaire que d’œuvrer à ce que cette confusion s’opère qui transgresse la limite mimétique entre colère d’essence interne et colère d’essence externe.
Le sujet totalitaire réifie sa colère en la transposant.
Le sujet totalitaire est un patient dont la chair, souffrant du dedans, est cette chair même dont il fait usage afin d'incriminer le dehors pour cette souffrance.
L’on pourrait à bon droit nommer totalitaire la confusion organisée, scénarisée, verbalisée, « rhétorisée », esthétisée, entre une souffrance intime et une souffrance adventice, venue du criminel dehors.
Le sujet totalitaire « fait », construit un tout, un embrassement, il repeint le monde à ses couleurs, il fait du monde son blason.
Il fabrique l’un depuis soi.
Ainsi, il repeint aux couleurs de sa bile, chauffée à blanc, noir ou jaune et qui le torture, ce monde où il est patient et dont il devient, par assimilation esthétisée de l’extérieur à l’intime, la victime.
Le sujet totalitaire n’est pas une victime, il est l’aliénation esthétique en une victime d’un malade de sa bile.
Il n’est point le généreux porte-voix du damné de la terre mais celui du malade.
Ainsi, si Marine Le Pen et le Front National ne sont pas des sujets politiques au sens traditionnel, ce n’est pas par polarisation de leur positionnement politique, c’est par vacance en eux du politique.
Ce n’est pas que le Front national ne soit pas « un parti comme les autres », c’est qu’il n’est pas un parti "politique" du tout. Sa raison d’être au monde ou à la Cité est radicalement anti-politique. Son projet n’est pas de construire la cité à venir, la polis de demain, mais de faire du monde cet océan de bile qui rend supportable et compréhensible, supportable parce que compréhensible, la souffrance muette de ses membres et de ses affidés.
Souffrir de quelque chose d’intime est plus supportable quand ce quelque chose est affrontable au dehors en tant qu’objet.
Cette bile qui tourmente, voilà que c’est Bruxelles, le rom, l’euro, l’UMPS, le riche agioteur, le pauvre assisté…
Voilà que je vois, que je connais comme objet, ce qui me tourmente…
Meilleure des hypothèses : « c’était donc cela, ma bile ! remédions-y, sus à l’attaque virale ! »
Au pire, si ce n’était pas cela, cela aussi « fait bile » et si je ne puis l’éradiquer en moi en l’éradiquant au dehors, je puis à tout le moins trouver un peu d’antalgique dans le pouvoir conquis en l'incriminant ou dans le choc d’adrénaline agonistique qui en résulte : « sus à l’attaque virale ! »
Le sujet totalitaire souffre moins quand le monde est sa souffrance. Sa colère est apaisée quand elle est fondée en autrui, quand le mal qui ronge l’âme prend le visage grimaçant d’un monde tortionnaire.
Le Front national est un hôpital de jour, ce n’est pas un parti politique, voilà le fond de l’affaire.
Son succès actuel est le corollaire d’une souffrance biliaire de l’électorat à qui l’alliage de l’esthétisation de sa douleur et de son imputation au dehors restitue une dignité perdue.
Le peuple de France souffre du monde, c’est indéniable. Mais il souffre aussi de soi et c’est cette souffrance célibataire que soigne la pompe à morphine narcissique dénommée "Front national" 1
Ce que le Front national désigne, pour calmer ses propres attaques biliaires, comme les causes du malheur français, il convient bien sûr, pied à pied, de le désigner comme le recours, la sauvegarde de celui qui est en France dans l’épreuve mais il faut faire mieux : il faut pied à pied le présenter comme le produit miraculeux de son courage et de sa vertu historiques. Le peuple français ne veut pas aimer Bruxelles, le rom, l’euro, l’UMPS, le riche agioteur, le pauvre assisté, il veut s‘aimer soi-même…
Or, l’Europe de la paix, l’hospitalité à la misère, la réconciliation républicaine, la rupture avec l’inceste, le paternalisme économique antérieurs à l’ouverture boursière, l’attention collective et paritaire à la marge sociale, tout ceci est non seulement recours mais encore victoire historique d’un peuple sur sa bile. Le peuple français a conquis cela, il l’a conquis contre l’âpreté, l’amertume, l’aigreur de sa bile. Ce dont il souffre, c’est cela qui seul peut en éviter l’aggravation des symptômes.
Mieux : c’est cela qui lui indique la voix du recouvrement de cette fierté de soi dont il est en quête.
Deux voies se dessinent devant lui : l’atténuation médiocre de la colère par la culpabilisation d’autrui, la guérison que porte la conception confiante d’un devenir commun fraternel, solidaire, courageux et superbement inventif.
1: L’on s’amusera si l'on veut ici en donnant au mot « front » son sens figuré de « culot ».