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Billet de blog 2 novembre 2017

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LES YEUX NOIRS (sur Véronèse) : un feuilleton (11)

LES YEUX NOIRS (sur Véronèse). SAISON 2 : "L'Appel du vide", épisode 3.

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Illustration 1

La Conversion de Marie-Madeleine, vers 1546-1548, huile sur toile, 117,5x163,5 cm, Londres, The National Gallery

Véronèse campe un rassemblement de figures dont l’exaspération de l’attroupement fait une façon d’éléments structuraux anonymes, d’appartenance schématique, « idéaux », en péril d’effondrement, dont la tension est celle de l’échappée, de la sortie en vitesse et en douce d’un lieu dont la limitation est rendue dérisoire par l’annonce du voisinage d’une immensité aussi vide qu’apéritive, cette immensité vers quoi paraît dégouliner le nimbe du Fils de l’Homme…

Voici mille êtres fichés et mal fichus dans la pénombre d’un casernement qu’ obscurcit, davantage encore que son ombre propre, un point de fuite solaire qu’ils cherchent sans le voir, qu’ils rencontreraient s’ils voyaient, vers lequel ils se presseraient, le temps du passage vers le large, si seulement ils n’étaient point aveugles, si seulement le jour frappait leur regard, si seulement un jour lui donnait vie… si seulement, au contraire de celui de Paul Caliari dit Véronèse, le regard de ses sujets n’était pas, du dehors et du dedans, éteint, anéanti, patient éperdu d’une manière d’uvéite, de cataracte noire…

Retour à la scène, à cette scène dont on attendait qu’elle accueillît le spectacle d’une tension vers le couple formé par le Christ et Marie ; dont on attendait qu’elle plaçât en son centre la sainte péripétie. Dont on attendait qu’elle figurât une concentration, un mouvement convergent des regards et des poses.

Il n’en est rien.

C’est au contraire, pour l’essentiel, une foule éperdue, erratique, faisant issue de toute posture, qui se présente au regard.

Les poitrines basculent, le vêtement dégouline vers l’hors-champ, les regards se perdent dans des angles en-allés, on cherche derrière l’échine, la colonne, la hanche, la nuque, la voie et le moyen de plonger hors du cadre.

Véronèse a tiré matière d’un référent biblique associé à la gravitation autour d’un geste narratologiquement crucial pour peindre autre chose, pour peindre la claustration et la distraction, pour peindre l’étroitesse d’un plateau, la surabondance de l’étant et la formidable distraction d’un essaim d’hommes en quête d’espace où prospérer.

On s‘amuserait presque de voir l’aréopage sous plissés faire feu de tout bois pour singer l’intérêt et manifester concurremment l’appel du vide, pour « faire le métier » et préparer sa sortie.

Il n’est pas jusqu’au putto, main gauche, qui ne se défile en douce le derrière à l’air, accompagnant les regards -et quels regards!- de sujets en tension entre l’exercice imposé de l’attention théâtrale et la recherche insistante de l’issue de secours.

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