Dans son superbe roman de 1960, A Vaca de nariz sutil (La Vache au nez subtil) (1), l'écrivain brésilien Walter Campos de Carvalho décrit la vie d'un ancien combattant dont le plaisir ultime est d'espionner ses contemporains à travers la serrure de la porte de leur chambre. Il suggère que le sens d'une vie débarrassée de ses ambitions vaines tient peut-être dans les entrebâillements qui ouvrent sur des secrets. Que l'essence d'une vie est peut-être de courir après un secret qui la fuit sans tout à fait se refuser
Furet du bois joli.
La différence entre vie et mort consiste peut-être en un désir à quoi le secret se soumet et dans le même temps pas. La vie ne vaut peut-être que comme recherche, désir de la recherche d'un objet entrevu et inatteignable, comme cette jolie femme qui passe devant le regard du buveur immobile et qui est la vie même parce qu'elle s'offre et se refuse dans ce geste soudain généreux du passage.
La vie, à la racine, semble nous dire Campos de Carvalho avec Jacques Lacan, est désir et désir du désir, le désir a pour fondement le secret. Il n'est point de dieu qui ne soit caché (Deus est asconditur, écrivait Pascal), point de Graal qui ne soit hors de portée, point d'amour qui ne soit amour d'une part inaccessible d'autrui. La vie repose sur le mouvement vers un secret. Elle est expérience de la reconnaissance d'un mystère, de la reconnaissance et du mystère, de la dialectique de la prise et de l'échappement. L'objet auquel le désir accède n'est source de vie que si quelque chose en lui regimbe à être atteint, tenu. La vie est recherche d'une passante, d'un horizon, et entretien du passage et de l'horizon. Forme vie en soi, fonde vie ce qui, se donnant, s'enfuit, ce qui s'enfuit se donnant.
La vraie vie est dans ce mouvement étrange et beau de l'œil accédant et n'accédant pas à la vérité cernée par le trou de la serrure, encadrée par les limites du tableau, refusée par l'allure de la marche de la belle passante ou la stature considérable d'un mari jaloux, traduite en signes par la pièce musicale, le roman ou le poème.
Le vrai crime de WikiLeaks, qui a tiré du secret des documents appartenant aux archives diplomatiques américaines, est peut-être surtout celui d'avoir fait progresser encore vers l'affreux silence de son caveau une époque que son aspiration à la transparence, à la levée du secret, conduit à s'amputer de ce désir jamais assouvi qui est peut-être, bien plus que la vie, l'âme même.
(1) : A paraître à l'automne aux éditions Léo Scheer, collection "Laureli".