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Billet de blog 4 juin 2011

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Céline contre tous

Il n'y a pas trente-six Louis-Ferdinand Céline. Des périodes, des époques, des phases, les unes rédimant les autres, les autres entachant les unes. Que cela soit heureux ou pas importe peu, il n'en est qu'un. Or, quel est-il ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il n'y a pas trente-six Louis-Ferdinand Céline. Des périodes, des époques, des phases, les unes rédimant les autres, les autres entachant les unes. Que cela soit heureux ou pas importe peu, il n'en est qu'un. Or, quel est-il ?

Il est l’écrivain autodidacte qui, faute d’entendre les mécanismes de la poétique « littéraèère », de la fabrique apprise au sérail des Lettres, invente une littérature qui lui soit propre, une littérature qui ne soit pas la langue dans la poche d’une voix arasée par l’initiation académique et les agrégations mais bien la sienne propre, rencontrant sa forme, trouvant la matière propre à son objet.

Le style célinien n’est pas davantage de l’« oral écrit », par exemple, que le cinéma de Pialat n’est du « réel filmé » : il est la forme d’une voix singulière, forme et voix s’y entraînent l’un l’autre sans solution de continuité entre eux, sans oral qui ne soit écrit, sans écrit qui ne soit oral, sans hybridité dans le tourbillon qu’engendre le credo aigre.

Pas d’oral, pas d’écrit, une voix, une parole faite de congruence, d’appropriation d’une forme au murmure continu de l’être.

Céline fait un livre que les autres n’ont pas fait, comme Matisse peint après Chardin.

Céline, comme Matisse, produit non point à proprement parler l’œuvre qu’il sait produire, mais la maladroite, l’accidentelle, la volontairement symétrique de celle qu’il ne sait pas produire. Céline est Céline parce qu’il n'a pas su pas faire une œuvre qui ne fût pas de Céline.

Céline n’est pas un agrégé, pas un auteur, pas même un écrivain : il écrit.

Il écrit un livre qui dit un objet.

Or, cet objet, quel est-il ?

Céline écrit un livre qui dit que l’homme est chien. Celui qui ne sait, dans l’antichambre des salons agrégatifs, parler que chien, celui dont la présence, écrirait Balzac, est « une tache de boue sur une robe de mariée », écrit un livre en langue chienne.

Et ce livre dit de l’homme qu’il est chien (les images de Céline à Meudon disent d’ailleurs ironiquement la réciproque).

Et ce livre est le livre d’un médecin qui soigne parce que les chiens les moins mauvais sont encore ceux qu’on panse et qu’on berce.

L’homme est méchant, dit Céline après Hobbes. L’homme qui persévère dans son être est un chien pour l’homme.

Les taxinomistes anciens, ceux des races, des castes, des classes, des cultes, n’ont rien compris.

Du haut en bas, sol et plafond, tous les étages : une humanité chienne, mauvaise, regrattière, une humanité qu’a évacuée une grâce qui « court encore »...

Au monde, dit Céline le presque gnostique, règne un démiurge, un dieu mauvais qui a ancré la méchanceté au cœur de l’homme.

Le monde est une solitude où se croisent les malfaisances.

"Une immense entreprise à se foutre du monde".

L’âme aboierait si elle n’était pas muette.

Ceci est, nous dit Céline, la vérité. Ceci, nous dit Céline, est la vérité qu’un livre de vérité, qu’un livre qui ne soit pas produit par la facticité du littéraire, qu’un livre qui soit une voix de l’être, pas une voix de l’ars, pas un mensonge retors des mauvais, doit dire.

Un livre doit dire la vérité.

Le livre de celui qui ne vit pas dans les mirages, les stucs des Lettres, a cela au cœur : dire la vérité.

La sentence axiologique cruelle prononcée par le chien : l’homme est chien.

Un livre -voici la trouvaille- doit dire la vérité, je ne puis écrire un autre livre que celui qui dit la vérité, qui l’affronte, et c’est parce que je ne puis en écrire un autre que celui que j’écris est le mien et qu’il m’est aussi cher que me semblent dispensables et haïssables les livres qui mentent.

Ceux qui sont pure forme, ceux qui sont pour de rire, ceux qui sont de l’ordre de la littérature et, surtout, ceux qui sont vérité d’apparence, ceux qui prétendent dire ce qui est et qui mentent.

Parmi eux, haïssables entre tous, ceux qui mentent parce qu’ils professent le credo contraire à celui de Céline.

Ceux qui disent : l’homme est aussi bonté, il est un dieu qui le rémère, la fraternité vraie est possible, l’amour est au coeur de l’être, le goût de l’autre tenaille la matière humaine, il y a des églises, des classes, des solidarités en l’homme, il y a en l’ordre humain du gentil.

Ces livres-là sont l’ennemi du livre chien.

Ceux qui les écrivent ou qui les écrivirent, ceux qui les commentent, les commentèrent et en tirèrent profession sont l’ennemi inverti : ils sont des chiens et des chiens menteurs, ils sont vils parmi les vils, les derniers des derniers, le pire supplice leur serait encore un supplice complaisant.

Face à Céline peintre de la chiennerie qui ne badine pas avec la vérité puisqu’il n’est pas « de la littérature », il y a les religions, métaphysiques ou laïques, du livre, il y a les « écrivains », les facteurs de livres peintres dela noblesse possible des hommes, du salut heureux d’une communauté prenant le pas sur sa démiurgique impropreté à l’amour sublime.

Ceux-là, Chrétiens, Juifs, Marxistes, ne sont pas haïssables en tant que tels mais en tant qu’écrivains, que professeurs ou que lecteurs du faux.

Et tous de la même farine invertie.

Leur "bonne nouvelle " est l'impardonnable imposture.

Il n’y a pas trente-six Céline, il y a un seul Céline, mort il y a cinquante ans précisément, seul écrivain de son œuvre produite par l’incapacité d’en produire une autre, la vérité l’en empêchant, que l’académie lui avait laissée, ne l’ayant pas entraînée dans ses faux déserts de faux sable : une œuvre fondée sur le mépris, la colère, le ressentiment face à ce qu’elle désigne comme mensonge, c’est-à-dire, au champ de la littérature du vrai, de celle qui n'est point « des Lettres », comme crime.

Il n’y a qu’un seul Céline : c’est une voix faite livre, livre noir, à un titre ou l’autre, contre tous les livres.

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