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Billet de blog 8 mai 2011

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Exposition Jean-Louis Forain au Petit Palais

Pour C. T.  Depuis le 10 mars et jusqu’au 5 juin, le Petit Palais propose au public une exposition de Jean-Louis Forain (1852-1931) intitulée, peut-être un peu à l’emporte-pièce, « La Comédie parisienne ».

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Pour C. T.

Depuis le 10 mars et jusqu’au 5 juin, le Petit Palais propose au public une exposition de Jean-Louis Forain (1852-1931) intitulée, peut-être un peu à l’emporte-pièce, « La Comédie parisienne ».

Elle nous convie à la rencontre de l’élève du néo-classique Jean-Léon Gérôme, récemment (et à bon droit) réapprécié par la critique, de l’ami des symbolistes et des décadentistes, du compagnon de route des impressionnistes, du chroniqueur aigre de l’interlope parisien pour L'Écho de Paris, Le New York Herald, Le Temps, Le Gaulois, converti sur le tard à la foi catholique et patriotique (à la façon de Barrès), à la pêche aux honneurs, engagé volontaire en 1917, du co-fondateur, aussi, en 1920, de l’anti-moderniste « République de Montmartre » dont il devint président et le demeura jusqu'à sa mort.

S’il y a « comédie parisienne » chez Jean-Louis Forain, elle est évidemment à entendre au sens de Dante. L’on n’y est pas convoqué au rire, au jouir, à ce grand épanchement des chairs, à ce suspens chorégraphiée des âmes qui bonde les œuvres névralgiques de Toulouse-Lautrec ou les illustrations de Degas (que fréquenta Forain) pour Mimes des courtisanes de Lucien de Pierre Louÿs.

Ce qui anime la fête peinte ou dessinée par Forain, c’est l’inquiétude, c’est l’ennui, c’est l’interrogation austère de la pure présence.

L’Art de Forain est un art du pisse-froid, du rabat-joie. Il est l’art de celui qui, au cœur du rigodon, refuse la main pote offerte par Boule-de-suif, la jarretière de La Goulue, pour s’attarder au guet et viser un profond, un radical et permanent en-deçà des masques.

A la façon du Jean Lorrain de Monsieur de Phocas, du Huysmans d’A Rebours (Forain illustra d'ailleurs, à la demande de l'écrivain, son roman Marthe, histoire d'une fille de 1876) et des expressionnistes allemands qui lui font cortège (Otto Dix, par exemple), à la façon de Rops et d’Ensor, aussi, Forain dégage, sous les chairs peintes, comme celui que le spectacle de l’excès conduit à la conscience du défaut, du creux, la danse acide, faufilée de violon, de la mort à l’œuvre.

Voilà devant soi une vie parisienne vue à travers le lorgnon de celui qu’elle n’entraîne pas dans ses voltes, par celui qui y repère la station debout d’un mari, l’hésitation du client repu, sa pingrerie sous les festons, l’attente fiévreuse de la danseuse, le dos tourné à la nature, le refus de sourire, la lassitude et le refus lassé, le masque soulignant la pauvreté du modelé, la « fausseté de l’amour même » (Apollinaire).

Si elles sont folles, les années folles de Forain, c’est de prétendre tromper la mort.

Elles ne la trompent pas sous le regard du peintre.

Ce n’est point la corruption que peint et dessine Forain, en tout cas pas celle dont nous parle la morale. Ce n’est point le pur abandon à la transe, l’insouciance, c’est tout au contraire l’angoisse, la voie étroite de l’appréhension de ce à quoi la transe prétend soustraire : le morbide en soi, la corruption, par la mort au travail en soi, de ce qui s’anime un peu absurdement, comme désespérément.

Forain peint une comédie, cette comédie n’est pas appareil à faire réjouissance, elle est appareil à fuir en soi le mourant, la téléologie noire, à y passer un vernis improbable et dérisoire.

Les femmes se refusent, hésitent, ou boudent, ou échouent à entraîner, les hommes bâillent, la nature rase les murs et elle rase son monde.

Ce moment de l’œuvre de Forain semble attendre l’avènement d’une vérité dont l’offuscation est vaine et pénible comme vaine ; elle semble, comme l’œuvre de Céline, attendre qu’une vérité chienne et morbide se fasse jour, une épiphanie que la fête inféconde proroge, que la guerre, en revanche, saura faire advenir.

Forain est un peintre dont la figuration vise au vrai, au vrai terrassant mais vrai du morbide, un peintre qui attend, au cœur d’un ballet qu’il sait macabre, qu’il gomme çà et là, embrume comme pour le réduire au silence, en signifier la transparence, en suggérer le leurre, l’énoncé, enfin d’une règle du jeu de vivre.

Les regards ne communient point, ils divergent, les corps évoluent dans une solitude résolue.

Ils sont des fantômes et leur chair est triste, ils sont de vagues exceptions à une donne nocturne ; ils ont l’arrogance angoissée de ceux qui sentent qu’ils n’échapperont pas pour longtemps à ce teatrum mundi, à ce théâtre du monde, et que le moment sera bientôt venu pour eux de tendre leur habit de peau, d’humeurs et de baisers à celui qui attend.

Un clown empêche un jeu de cartes, une danseuse donne du coude, trois filles ennuient un monsieur sur sofa, un couple paraît maudire une mer laide, une dame en chapeau semble attendre, penchant étrangement, que la marée l’emporte, on patiente sur une planche, on négocie plus qu’on ne couche et si on a couché on a vite oublié (refoulé ?), on a un face-à-main qui vaut bien un mari, le tigre du Pacha somnole, comme résumant le tout : le désir, l’appétit vaguent vers un objet qui vaque, et réciproquement.

Ce n’est pas là dégoût de vivre mais dégoût de vivre une vie qui ne soit pas ancrée dans la connaissance de ses fins.

Eros est un menteur, ses épigones des pitres sous stucs, guirlandes, velours et lampions.

Et le peintre rit jaune.

Forain est "comique" au sens de Dante ou de Shakespeare, pas au sens du Boulevard.

La verront-ils tomber, les noceurs stupéfiés, cette équilibriste qui s’avance, rouge-sang, sur son fil de nuit ?

Sauront-ils deviner que si elle les ennuie, que si elle cause l'angoisse en eux, c’est qu’elle est déjà tombée avant que de tomber puisqu’elle est de la matière de la nuit ?

Ils le sauraient croisant le regard de Forain.

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