Emmanuel Tugny (avatar)

Emmanuel Tugny

Ecrivain, musicien, chroniqueur. Né en 1968.

Abonné·e de Mediapart

201 Billets

0 Édition

Billet de blog 9 janvier 2013

Emmanuel Tugny (avatar)

Emmanuel Tugny

Ecrivain, musicien, chroniqueur. Né en 1968.

Abonné·e de Mediapart

Que vaut la dette ?

Le rapport Blanchard rendu public hier par le FMI me conduit à reproposer aux lecteurs deux articles d'août et octobre 2011 qui posaient ici la question d'une relativité possible de la "valeur de la dette".

Emmanuel Tugny (avatar)

Emmanuel Tugny

Ecrivain, musicien, chroniqueur. Né en 1968.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le rapport Blanchard rendu public hier par le FMI me conduit à reproposer aux lecteurs deux articles d'août et octobre 2011 qui posaient ici la question d'une relativité possible de la "valeur de la dette".

L'enfant et la dette 

Il n’est pas toujours inutile de retourner en enfance.

La digestion de ce qui fut stupéfiant, en l’enfance, et qui est devenu le naturel des jours, préserve le plus clair du temps de l’angoisse.

De l‘angoisse des fins, au premier chef.

Digérer cette épouvante de la fin, faire de la téléologie personnelle une compagne discrète, une présence furtive, par exemple, sauve du vertige.

De ce vertige enfantin face à l’absurde, à l’injuste terrassants des fins.

Il n’est pas toujours inutile de retourner en enfance.

Ce retour peut en passer par la formulation de questions nourries de la contestation de ce qui est « à admettre », tout à fait comme en classe de mathématiques.

Je puis refuser que deux et deux fassent quatre. Je puis faire litière de ce qui est à admettre. Je puis revenir à l’état d’enfance où deux pattes et deux pattes ne faisaient point quatre mais un cheval, un chat, la table du salon où tout cela rencontrait l’innombrable, figuré par deux arbres qui en valaient mille, deux traits de crayon qui valaient une île, un parcours, un monde.

Je puis refuser d’admettre, rendre l’étrange à son étrangeté.

Recouvrer ma stupéfaction.

J’ai oublié cette ère éprouvante de la sidération, m’est-il impossible d’y revenir ?

Peut-être l’heure est-elle venue, au plan politique, le contraste étant devenu objectivement inouï entre la violence diffuse des logiques subies par le gouverné et son acclimatation foncière à cette violence, d’en interroger l’étrange évidence.

De régresser vers une enfance politique renvoyant à son étrangeté l’étrangeté de l’évidence agressive.

L’heure, par exemple, est à la dette.

L’heure est à la notation par des agences, dont la légitimité démocratique est le cadet des soucis, de nations millénaires (la Grèce, l'Italie, ces espaces fondateurs de l'émancipation du sujet de ses objets et du monde, quelle ironie...) à qui des siècles de raison historique ont permis de se doter de pouvoirs légitimes.

L’heure est à la fixation, par des oligarchies bancaires dont la légitimité est fonction d’étonnantes délégations (valant aliénations) reçues des pouvoirs démocratiques élus, d’une valeur de l’argent et particulièrement de l’argent à prêter, de l’argent à rembourser.

L’électeur vote pour un Raskolnikov particulièrement masochiste qui nomme, dignifie, sacre, entretient ses usuriers…

Qui les choisit même parmi les voisins de palier, d’atelier, de classe, de génération, de destin, de ceux qui remboursent.

Il n’est pas convoqué par le politique à changer la donne, il est au mieux convoqué à se voir démocratiquement convié à l’accepter…

Allez comprendre, enfants…

La Grèce meurt de sa dette, elle s’y aliène, elle lui doit de châtier ses fils, de condamner à une subordination terrible les fils de ses fils.

Les Etats-Unis eux-mêmes sont passés près du couperet, les fonctions régaliennes sont aujourd’hui l’appendice de rois à la tête branlante.

Et la hantise du défaut de paiement d’une dette dont la valeur est ostensiblement incontestable à des yeux adultes conduit bien entendu à une souffrance au carré les débiteurs des débiteurs, ceux qui vivent au sud, souvent, et dont la misère n’est pas moins pénible au soleil.

« Argent trop cher ? » s’interroge l’enfant…

Le prix de la dette, pas son coût, son prix, est-il un Réel, a-t-il l’évidence de ce qui est de l’ordre du Réel ?

En va-t-il du prix de la dette comme de la chaleur de l’été, de la fraîcheur de l’hiver, de l’humidité de la mer et de l’aridité des déserts ?

Encore ces Réels-là se peuvent-ils contester, la subjectivité aidant…

En va-t-il du prix de la dette comme de ce dieu cartésien dont l’inexistence est impossible ?

Y a-t-il quelque part une « preuve ontologique » de la valeur de la dette, de son existence même ?

Et, dit l’enfant, s’il n’y avait pas de dette ?

Et, dit l’enfant, si la dette ne valait rien ?

Et, dit l’enfant sage ou l’enfant mûr ou l’enfant déjà fou, si la dette valait moins ?

Et si ce que vous nommez un « état » rencontrait un frère dans l’autre état ? Et si la solidarité des souffrances conduisait à une solidarité de la gouvernance économique légitime se fixant comme seuil une conception révolutionnaire, maximaliste, du désendettement : l’annulation générale, le dédommagement juste, finement relatif, des prêteurs ?

Et si le défaut de paiement général était devenu le geste politique par excellence ?

Et si le politique reprenait barre sur la définition de la valeur de l’argent ?

Et si le politique oeuvrait, la dette refoulée comme un traumatisme, depuis la légitimité des élus réunis, appuyée sur le conseil d’experts structurellement subordonnés, à la mise en congruence générale de la richesse matérielle et humaine des territoires et de la valeur de la monnaie ?

Et si, et si, et si…?

Il n’est pas toujours inutile de retourner en enfance : l’on y rencontre des maîtres à qui la vérité, le règne des évidences, est accessible, et qui tirent d’erreur…

Ils rassurent : « le pire est sûr, deux et deux font quatre, la dette est colossale et vaut quatre mais l’on s’y fait comme l’on se fait à la mort.

Si un doute subsiste en vous, écrivez des poèmes… »

Que vaut la dette ?

De ce qui est cause de souffrance en soi, l’on peut à bon droit interroger la gravité. La mesure du mal par l’idéation en fait une sorte de création propre, quelque chose qui, au-delà de la dualité en soi-pour soi, est un « à soi ». Si je connais ce dont je souffre, ce dont je souffre se déleste de ce poids de l’étrangeté, de l’adventice, de la sauvagerie qui en fait l’adversité pure.

Me voici en mesure, mesurant, de traiter de façon fraternelle avec ce qui, s’il m’accable, est aussi en moi un objet de connaissance, c'est-à-dire une propriété, c'est-à-dire en moi mon produit.

La souffrance phénoménologique n’est pas l’égale de la souffrance subie du dehors.

Elle en est comme le double domestique, l’hypocoristique.

Que vaut la dette?

A mesure que s’affole sous nos yeux la compagnie perversement soudée des prêteurs et des débiteurs taraude cette question béjaune.

Cette dette dont je souffre, que vaut-elle, quel est son poids, à quelle aune se mesure-t-il ?

De quel poids souffre l’endetté ?

Quelle est la taille de la tuméfaction que forme et fourbit en lui le prêteur ?

Ce qui obère a-t-il une mesure ?

Si oui, qui en rend compte ? La mesure de la dette est-elle partagée ? La valeur qui définit la mesure de la dette a-t-elle valeur absolue ? Dans le cas contraire, que vaut la dette qui fasse sinon consensus, harmonie ?

La solvabilité se définit-elle au monde comme la capacité à adhérer et à se soumettre à une valeur dont la mesure est tacite ? Ne peut-elle se définir comme la capacité de rembourser ce monde qui « prête vie » en comblant son déficit de signification ? Y a-t-il des dettes « sublimes? Celui qui dit « que vaut la dette ? », celui-là n’est-il pas le toujours, le souverain solvable en tant qu’il convie à la subordination de l’ordre humain à l’homme, en tant qu’il fait de l’homme la mesure de toute dette ? Quelle est la valeur de la dette monétaire relativement à cette dette « distinguée » ?

Que vaut la dette qui n’est point recours à l’homme ? Que vaut la dette quand elle gagne cet étrange état de célibat, quand elle est à elle-même sa propre fin, quand elle est réductible à « l’intérêt de la dette » ?

Que vaut la dette dont l’intérêt est la dette ? Que vaut le remède qui assassine ? Que vaut le remède qui assassine quand sa prise n’est pas imposée par une nécessité intime d’en terminer ? Que vaut la dette qui n’est plus recours si la contracter n’émane pas d’un désir intime de sujétion de l’emprunteur et de son prêteur ? De leur difficulté à s’inventer plus avant hors de la sujétion ? De leur angoisse de s‘inventer hors de la sujétion à l’objet ? De leur angoisse d’être sujets pleinement depuis l’asservissement de leurs objets ? De se libérer de ce qui est « présence du sujet dans le temps » et qui signifie le confinement au temps ? D’être présent au temps du sujet, ce temps dont le trait permanent, faisant leçon, est l’impermanence des objets conçus face à la permanence du sujet concepteur ?

Que vaut la dette si l’hypothèse de son annulation est en l’idée ? Que vaut la dette si sa négation est un objet de pensée ?

Que vaut la dette en un temps ayant raboté le règne des évidences au point de nier le temps et l’espace comme distincts, l’histoire comme fatale, dieu comme éternité ? Que vaudrait la dette en un temps qui ne vivrait pas dans l’appréhension de ces constats mais dans la jouissance de leur avènement comme condition première d’une réinvention du monde ? Que vaut la dette pour celui qui, ne redoutant pas d’être libre, ne s’endette qu’au profit de cet « être libre » ? Que vaut la dette qui n’est point sujétion à la dette ? Quel espace entre « pas un clou » et « tout l’or du monde » ?

Que vaut la dette à son créditeur de celui qui ne rembourse point ? Que vaut une dette qui ne vaut plus rien ? Quelles conséquences à l’affranchissement général ? Quelle est la valeur du dédommagement du prêteur ? Définit-elle une valeur de la dette ?

Que vaut la dette ?

En soi, dans le temps, entend-on.

L’épistémologie appliquée à la débandade systémique actuelle, la critique de l’économie de l’endettement saura-t-elle faire de l’endettement un objet de connaissance ? L’endetté saura-t-il de ce dont il souffre qu’il est en lui objet de connaissance, le prêteur saura-t-il reconnaître en autrui la circonscription de son objet ?

Que vaut la dette ?

Quel est le poids dans le temps de ma souffrance ?

Le temps du poids de ma souffrance est-il sans temps ?

Où s’origine et s’achève le temps de ma souffrance ?

Ce lieu est-il du temps ?

Ce temps est-il mien ?

Le temps de ce lieu est-il de mon temps ?

Que vaut la dette ? Quel est son degré de puissance, son « mana », son « wald » étymologique ?

En quoi s‘origine-t-il sinon en celui qui est de cette puissance le patient ?

En quoi s‘origine-t-il sinon en la perversité de celui qui est en puissance un patient ?

Dont la puissance est le désir d’impuissance ?

Que vaut la dette ?

Ad libitum

Deux sages au désert, l’un de l’autre le fou.

Leur apparaît soudain le mirage d’une oasis.

L’un des deux court au mirage et meurt d’épuisement.

L’autre s’assied, s’interroge : « que vaut cette oasis ? » et meurt d’insolation.

 Du second sage, quels enfants sauront poser aux enfants du premier, la poser de sorte qu’ils y répondent, cette question : « que vaut la dette ? »

 L’on pose ici que des enfants, ils auront, perdus pour perdus, été les plus libres.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.