Emmanuel Tugny
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Billet de blog 9 juin 2011

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Une éducation, trois mondes

Cohabitent, au monde de l’éducation, trois mondes, dont s’étiole, au fil des exercices gouvernementaux et au détriment massif des positions françaises, le dialogue.Le monde enseignant, le monde de l’enseignant, le monde de l’enseignement.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Cohabitent, au monde de l’éducation, trois mondes, dont s’étiole, au fil des exercices gouvernementaux et au détriment massif des positions françaises, le dialogue.

Le monde enseignant, le monde de l’enseignant, le monde de l’enseignement.

Le premier ressortit au champ des fonctions. Il est celui où le savoir et la pratique critique de sa transmission réifient, au profit du ministère, du métier (tous deux issus du ministerium), de la participation à la structure, le corps, la voix, la conscience de soi, d’autrui, du monde et des formes, de celui à qui la structure confie le rôle de praticien, c'est-à-dire de maître relatif du devenir d’un corpus, d’un fonds de contenus et de méthodes hérités de la cité et de son désir de reproduction progressive.

Le monde enseignant est un monde où règne la coercition : coercition exercée par le savoir acquis, par le savoir acquis pour être transmis, par les conditions dramaturgiques de cette transmission, par les évolutions de la scène, du public, de la régie, de la direction sous l’égide desquels opère cette dramaturgie.

L’assomption de cette coercition par celui qui est devenu fonction est déterminée par trois facteurs dominants principaux : la reproduction, le don, la récompense.

Ces trois facteurs conditionnent l’admission de la coercition par un « corps des enseignants » pour l’essentiel constitué de ceux qui ont le plus brillamment bénéficié, à l’école, de l’héritage d’une activité fondée sur la coercition librement acceptée par leurs enseignants au nom de la reproduction, du don, de la récompense.

Leurs enseignants eux-mêmes constituaient un corps enseignant pour l’essentiel constitué de ceux qui, etc.

En un mot, les enseignants furent pour la plupart de bons élèves.

Ils adhèrent d’autant plus librement à une coercition, à l’assujettissement à une fonction, qu’ils en ont tiré un heureux bénéfice. Ils adhèrent aussi aux causalités de l’acceptation par leurs « anciens » de cette coercition : reproduction, don, récompense.

Le monde enseignant est soumis à l’ordre fonctionnel, son oxygène est la coercition, la contention, son organisme le respire parce qu’il reproduit, parce qu’il fait don, parce qu’il est récompensé.

Le monde de l’enseignant est celui, infrastructurel, du corps, de l’esprit, de l’inconscient, de l’âme, de la conscience, des vues du sujet qui « entre en métier », de celui qui fonctionne ou qui « fait fonction ».

Il n’entre dans un dialogue heureux avec le mode coercitif qu’en tant qu’il accueille ses trois tropismes constitutifs : le goût de la reproduction, le goût du don, le goût de la récompense.

Que ce goût ne trouve plus d’écho en la fonction et l’acceptation de la coercition se délite. Certes, elle se délite sous une forme qui emprunte à la coercition et à ses causalités, c'est à dire sous une forme timide, académique, soucieuse des intérêts des têtes blondes, craintive face au bâton, à la règle.

Elle se délite sur le mode dépressif, en creux : elle se consume

Le monde de l’enseignement est le lieu où opère le dialogue entre les deux mondes précédents, il est la parole superstructurelle, infiniment poreuse à son temps, qui établit, dans un dialogue comme « d’outremer » (le monde de l’enseignement sait ce qui est au-delà de « ses terres », il est poreux et sa porosité est supposé le rendre sage) avec eux, les conditions du dialogue des deux autres mondes : celui du corps de l’enseignant, celui du corps enseignant.

C’est à lui que revient de maintenir l’équilibre entre la coercition et les valeurs qui autorisent son admission.

Entre ces trois mondes, le dialogue est en voie de se rompre.

Le monde de l’enseignant ne reproduit plus. Certes l'enseignant transmet un savoir mais ce savoir n’est plus tant de l’ordre de la reproduction que de l’ordre de la régression. Il n’enseigne point ce qu’il a appris, il enseigne une modulation régressive de ce qu’il a appris.

La « causalité reproduction » est atteinte.

Le monde de l’enseignant ne donne plus. Plus exactement, ce qu’il donne, il sait qu’il est réduction de ce qu’il pourrait donner. Pire, cette concession faite au principe du don, il en constate les dégâts intellectuels et sociaux. Ses élèves en savent moins. Ils vivent moins bien que l’élève qu’il fut, ils ne savent plus au juste depuis quelle logique ils vivent moins bien et la régression du don de l’enseignant, l’enseignant sent bien qu'elle n’y est pas pour rien.

La « causalité don » est atteinte.

Le monde de l’enseignant n'est plus récompensé. Tout le dit : salaires et évolutions de salaires justement vécues comme autant de gifles administrées, gifles face aux exigences de la vie pratique, gifles face à celles de la vie intellectuelle (c’est cher, un livre, un abonnement, un voyage d’étude, une formation continue...), désintérêt massif de l'époque pour la longueur de temps conceptuelle et critique, pour les processus à faible valeur ajoutée immédiatement monétaire, démonétisation de l’autorité des concours par la multiplication des filières-bis d’accès au « monde enseignant », démonétisation de la magistrature enseignante par excès d’engagement du monde de l’enseignement dans la voie de l’association aux pédagogies de ceux qui, au fond, n’y entendent rien (parents, autorités annexes), prescription dogmatique de la conduite « de proximité » et donc politiquement relative et partiale de la vie de l’enseignant (renforcement de l’autorité des chefs d’établissement), démonétisation du caractère régalien de la présence de la voix et du corps du professeur liée à l’acceptation globale par le monde de l’enseignement, jaloux de sa porosité, redoutant, bonne fille, ces sanctuarisations qui renverraient l’outremer du scolaire à ses responsabilités propres, d’une logique d’intervention de la brutalité, produite par la frustration sociale au demeurant entretenue par la « reproduction régressive » du savoir, dans la vie de la classe.

La "causalité récompense" est atteinte.

Le monde de l’enseignement a déséquilibré et rendu douloureux, depuis une porosité qui est sa plaie léchée, le dialogue entre monde enseignant et monde de l’enseignant, entre corps enseignant et corps de l’enseignant.

Ce dialogue se meurt. Il se meurt comme en douce (les généreux reproducteurs en mal de récompense ne sont guère pétroleurs), mais il se meurt.

Nul, au profond, ne désire cette mort.

Elle mettrait tout bonnement fin, sinon à l’Histoire de notre pays, du moins à ce qui la qualifie le plus aux yeux du monde et, sachons en convenir, à nos propres yeux.

Elle disposerait la cité France à vivre le pire : une coercition sans maîtres…

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