La nature est fleur de la dissolution des contraires. Ce qui y prospère procède de la dévoration de tout par tout. La nature est être de l’entre-dévoration.
Elle offre le spectacle d’une félicité, d’une placidité dont les ombrages sont les exceptions à la règle irénique, d’une félicité, d’une placidité fondées sur la fusion des contraires, sur la solution de la rencontre des distinctions, des forces divergentes, sur la constitution patiente et éternelle d’une « mêmeté » sereine. Tranquille.
Celui qui entend, qui sent en soi-même qu’en la Nature est un "esprit", une éthique, qu’en la nature est une morale pour soi, que la nature recèle une leçon pour soi, celui-là entend qu’il n’est de force que dans l’effacement de soi au profit de l’ensemble, que dans une consomption de soi fondée sur la fusion en soi, sur le conflit à somme nulle, en soi, des contraires, sur la résolution et le respect en soi des duplicités.
Celui qui entend être de la nature, de la paille et du grain, de la roche et de l’aubier, des saisons, ne saurait s'inscrire dans l’affirmation dogmatique de quelque chose, dans la distinction en soi d‘une éminence prenant le pas sur ses contradictions intimes.
Il ne saurait être quelqu’un plutôt que son contraire, il ne saurait s’arracher à soi et au tout.
Celui-là est figure, celui-là est persona, celui-là est humaine sécularité, celui-là appartient à une métaphysique de l’au-delà, qui prétend être ici bas « autre chose qu’autre chose », plutôt ceci que cela.
Celui-là peut être De Gaulle, grand bien lui fasse.
Il n’appartient point à la paille, au grain, à la roche, à l’aubier, aux saisons, il n’est pas « de l‘immanence », il n’est pas de la nature. Il ne construit pas en soi l’équivalence apaisée des contraires qui est condition d’un rapport apaisé au dehors.
François Mitterrand, c’est son étrangeté, c’est une des sources de la fascination qu’il a engendrée et qu’il engendre, me semble être de ceux dont l’éthique emprunte à la nature, à la campagne, aux saisons, à la paille, au grain, à la roche, à l’aubier : à la vision de la mort comme solution, comme paix, comme renouveau, comme reverdie, à la mort comme vraie vie, comme "devenir force de l'esprit", comme vie enfin.
A ceux-ci la nature est un temple ? Mieux : une pyramide !
Pour eux, dieu est « étant et être du monde ».
Ils pensent à la façon des gnostiques…
Ces hérétiques pour qui dieu est partout et nulle part, ces pères lointains de l’agnosticisme dont se réclamait le « fort tranquille »…
Ils professent pour eux-mêmes une éthique du salut fondée sur la dissolution de tout en soi et de soi au-dehors.
Une éthique qui emprunte à l’immanence, c'est-à-dire à la mise en équivalence en soi des forces contraires, des tropismes adverses, des credo opposés, successifs ou alternatifs.
Une éthique paisiblement duplice.
Une éthique de l’entretien du double et de l’équilibre des forces.
Voilà sans doute d’où naît la fascination exercée par François Mitterrand.
Il est là, il n’est pas là, il est catholique, il est agnostique, il est bon aux siens et les siens souffrent de lui, il méprise l’argent et organise son règne, il est de droite et puis il est de gauche, il est colon, il est anticolonialiste, il est de gauche en guerre froide et défend les Pershing, il préfère Chirac à Rocard, il est amusant et cassant , il aime Gorbatchev et légitime le pathétique Ianaiev, il promeut Jospin et il promeut Fabius, Delors et Chevènement, Bérégovoy et Tapie, il dit tout et il ne dit rien, il libère l’information et pose des micros, il abhorre et flétrit la cinquième république et l’incarne comme jamais elle ne fut incarnée. Il est son propre cohabitant. Il vit en soi et s‘y oppose.
Une distance s’engendre alors : où il est, il n’est pas. Où vous êtes en sa présence, vous êtes en son absence puisqu’il est infidèle comme la nature qui châtie ses beautés…
Proportionnellement, peut-être vous pense-t-il, fidèle, depuis telle absence…
Libre de l’homme en tant que double, élément du naturel.
Machiavélique, Mitterrand, fin stratège ?
Maître ès équivoque ?
Non : « immanentiste », féal de la nature, humanité mue par le sentiment d’être « du paysage », par le sentiment de devoir être le lieu de la dévoration tranquille du même par l’autre, de l’autre par le même, le point où s’équilibrent, s’entre-dévorant, les forces intimes contraires.
Mitterrand est étrange et il est seul.
Jamais, en effet, la France des monarques sanguins, incarnant l’au-delà laïc ou chrétien de la nature et la « toute romaine » virtù, le salut par l’acte d’ici-bas, ne fut aussi assurément gouvernée par la paille, le grain, la roche, l’aubier, les saisons.
Et la mort bonne.