Emmanuel Tugny (avatar)

Emmanuel Tugny

Ecrivain, musicien, chroniqueur. Né en 1968.

Abonné·e de Mediapart

201 Billets

0 Édition

Billet de blog 10 mai 2018

Emmanuel Tugny (avatar)

Emmanuel Tugny

Ecrivain, musicien, chroniqueur. Né en 1968.

Abonné·e de Mediapart

"ADIEU MON CHANT" par CASTRO ALVES, POETE DES ESCLAVES

Antônio Frederico de Castro Alves (1847-1871) est le grand poète abolitionniste brésilien. Son oeuvre est esthétiquement sise entre celles de Victor Hugo et d'Arthur Rimbaud. L'on traduit ici l'un des poèmes de son recueil Les Esclaves, de 1883, qui paraît aujourd'hui pour la première fois en français chez Gwen Català éditeur.

Emmanuel Tugny (avatar)

Emmanuel Tugny

Ecrivain, musicien, chroniqueur. Né en 1968.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

Adieu, mon chant

I.

Adieu mon chant, te faut partir !

L’océan du peuple s’assemble.

Enfant de la tempête et frère du rayon,

Il faut pousser ton cri dans le vent de tourmente

L’hiver tout engoncé dans son manteau de givre

A fait faner la rose

Rapportée de là-bas

La rose de l’amour

Hé, l’oiseau migrateur, vole et viens annoncer

Le printemps cent fois saint de la libération !

Te faut partir dans l’horizon

Faire tonner le cri errant de l’éclaireur

Debout lumière qui es étoile du peuple

Et comète funèbre de la tyrannie !

Adieu mon chant !

Sur la place où l’on se révolte

Résonne le clairon tremblant de la bataille

L’aigle, met-on ton aile en pièce ?

Drapeau, la mitraille qui roule

T’a-t-elle déchiré ?

Mais que t’importe à toi qui n’a point revêtu

Le manteau sybarite aux banquets de ce monde

À toi dont le beau front ignore le laurier

Mais qui as rejeté la couronne orgiaque

À toi qui, l’héritier d’une race affranchie

As revêtu le heaume et la cotte de maille

Et qui sur ton cheval galopant par le val

As guetté la comète qui donne l’alarme.


Il est temps de céder aux appels de la gloire

C’est la lutte, la lutte

C’est la terrible forge

Qui reporte au creuset le bronze des statues

Et qui taille la main des siècles à venir

Va donc mon chant, va donc semer aux quatre vents

Les rejetons de l’âme

Du poète en sa foi !

Debout lumière qui es étoile du peuple

Et comète funèbre de la tyrannie !

Elle accomplit souvent son office infamant

Cette main de la brute amenant au bordel

La vierge à souiller par la natte

Et des têtes chenues s’inclinent

Et des rires d’enfants s’étouffent.

Tu diras à la vierge : « Ô sœur, fais patience

Je vois venir au loin vers toi

La colombe de l’avenir. »

Au vieux tu diras « Père, offre-moi ton fardeau

Ce fardeau contre quoi bute un pas malaisé »

Devant chaque berceau, dépose une espérance

Devant chaque tombeau, fais don de quelque pleur

Berceaux déserts, tombeaux rasés,

C’est là que tu vivras, mon chant 

En frère du pauvre vraiment !

Et comme un fil tendu entre deux grands abîmes

Le pied dessus la terre et le front dans l’espace

Apporte à la prison tout l’amour du vrai Dieu

Et destine au vrai Dieu le cri de la prison !

II.

Je sais que par toute la place

Bouillonne l’onde populaire

Et que le plus souvent elle est un pilori

Mais que parfois c’est un autel.

Je sais que l’on se moque

Depuis la palissade

Qu’agitent les souffles du vent

Dans les forêts de l’existence

Je sais que l’on se paie bien méchamment la tête

De l’utopie que veille un oiseau à venir.

Je sais que l’égoïsme et je sais que la haine,

Et l’hypocrise, l’ambition,

Les âmes noires des cavernes

Que pas un rayon ne parcourt

Les cœurs fermés à la conquête

Les yeux fermés à tout regard

Les regards clos à la lumière

Lapident le calvaire et flétrissent la croix

Du poète en sa solitude !

Je sais que la race impudente

Du docteur et du pharisien

Qui fait la croix plantée du Christ

Et le bûcher de Galilée

C’est la fumée de l’ample flamme,

C’est l’ombre que le siècle

Traîne à son pied, noire et difforme,

Racines dans l’enfer,

Et qui va, serpentant, éternelle et secrète

De siècle en siècle et d’âge en âge

On les entend qui disent,

Ceux-là qui se prélassent

Aux agapes de Balthazar

« Ils nous ennuie, celui qui chante

En sanglotant près de l’Euphrate !

Qu’on fiche donc sa lyre aux branches d’un grand saule

À ce fastidieux Cassandre

Ou bien qu’il ceigne une couronne

De roses anacréontiques

Pour nous chanter l’amour ou bien la création… »

Ah ça… chanter les bois et chanter la campagne

Le soir, l’ombre ou bien la lumière

Donner toute son âme à des papillons bleus ;

Écouter le vent qui gémit

Sentir la feuille trembloter

Comme une poitrine qui bat

Dans les détours de la forêt

Croiser l’antre farouche où passa le jaguar

C’est bien beau et combien de fois

N’ai-je pas salué la terre

Le ciel et l’univers

Cette Bible que Dieu traça dans les espaces ?

Combien de fois mon chant n’a-t-il couru les monts

Et le clapotis des ruisseaux

À l’écoute des vents et de leurs prophéties

Vagues et tristes plaintes dans l’obscurité ?

J’ai déjà eu mon lot d’amour

Pour les femmes et les fleurs et les soleils levants

Pour les cloches sonnant dans la tiédeur des jours

J’ai écouté cette guitare

Qui console le paysan

Auprès de l’âtre des maisons

J’ai aimé tout mon soûl la jolie paysanne

Qui chante un fandango languide

À tous les clairs de lune !

Et puis l’enfance passe et tout change alentour.

Et voici qu’un beau jour elle passe en mon âme

Cette rumeur des villes.

L’idée résonne et le maillet

C’est le Cyclope du travail

Qui prépare en ses ciels le rayon du soleil.

Et puis il y a le peuple

Cette marée violente

Qui a la pensée pour toute arme

Et la vérité pour tout phare.

Et il y a l’homme, cette vague

Dans l’immense océan du peuple

Qui doit invoquer les esprits

Trouver la côte.

Alors maudit soit le poète

Celui qui fuit, le faux poète,

Le jour de la preuve donnée

Celui qui confond l’iambe pur

Et le dithyrambe empourpré

Quand il doit chanter l’affliction !

« Travaillez ! » gronde de son ombre

La voix immense du vrai Dieu

Je vous ai fait des bras dirigés vers la terre

Et des fronts vers les ciels !

Poète, sage et toi, sauvage,

Vous êtes le saint équipage

De l’arche civilisation !

Marin, monte à ton mât

Pilote, étudie bien tes astres

Vigie, gare à l’obscurité

Une noire tourmente geint

Dans la mâture et les filins.

Et geignent sur les ponts

Des otages qu’on a privés de tout sommeil

J’ai vu ceux-là de l’équipage

Livrés à la terreur

Secouer encor leur frère

Comme il était figé dans l’horreur de la mort.

Et j’ai crié : « vole, mon chant

Terre au loin ! Terre en proue !

Je vois la terre du futur ! »

III.

Compagnon de nuit d’insomnie

Que Jeunesse veille, songeuse

Prime feuille d ‘arbre de vie.

Étoile annonciatrice

Du bel or d’un matin

Note perdue je ne sais où

Par la harpe de mon amour

Rosée qui s’échappe du sein

Il est temps de prendre ta route

Vole, mon chant,

Toi qui as reçu si souvent

La rosée de mes pleurs.

Tu es l’étoile vespérale

Qui éclaire l’escarpement

Pour les bergers de l’Arcadie !

Petit oiseau que réchauffaient

Les secrets de mon sein, peut-être,

C’est aujourd’hui qu’une tempête

Mugit par la forêt, rugit par les falaises

Que, tel un grand condor perdu, battant de l’aile

Je te livre au grand vent de la grande infortune.

Car c’est ainsi que je te veux.

Je veux que ton fardeau, ce soit d’être le frère

De l’esclave à la peine

Je veux que ce soit de pleurer

Près de la croix de son calvaire

Que ce soit de gronder devant la bacchanale

De son maître et seigneur

Si Dieu veut bien te prêter vie.

Mais si tu gagnes le linceul

Enfant fauve de la forêt

Tu auras tes beaux hymnes entre éclair et tonnerre.

Quand la caravane perdue

La pieuse et la pélerine

Cherche en la terre musulmane

Les vastes restes nus du sépulcre de Dieu,

Elle observe un soleil tapi dans la savane

Elle pense à Jérusalem

À la cité toujours divine

Et elle meurt heureuse ainsi

Bornant la piste d’un ossuaire.

Ainsi, si cette multitude,

Cette humanité terrifiante,

Hypocrite infidèle et bacchante souillée

Parvient à ce que ploie ton grand front de géant

Parvient à traverser la maille de ta cotte

Tu laisseras en lice

Encor ce gant de fer

Que devra relever la jeunesse qui vient

Mais chasse ces pensées, crois en ton avenir

Et crois en ta jeunesse

Soleil brillant au ciel de la libération !

Chante, l’enfant du jour du pays radieux

De ces mornes superbes

De ces mornes rebelles !

Et souffle aussi dans ton tuba

Ce tuba où tu as appris

À hurler ta révolte

Et souffles-y bien lugubre et souffles-y strident

Fais-toi jour au présent de vice

Fais-toi jour au passé de mort,

Voix d’airain, de fer ou d’acier !

Viens réveiller les âmes fortes

Depuis le nord jusques au sud

Depuis l’Océan jusqu’aux Andes !

Illustration 2

https://www.amazon.fr/esclaves-Ant%C3%B4nio-Frederico-Castro-Alves/dp/2376410746/ref=sr_1_1?ie=UTF8&qid=1525947684&sr=8-1&keywords=castro+tugny

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.