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Billet de blog 10 novembre 2017

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DE LA ROMANCE

Les arbitres des élégances ont développé, au long du long temps, un mépris souverain pour le rythme binaire, pour ce retour têtu, pour cette obstination du temps à produire le même avec l’opiniâtreté du piqueur

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

Pour Carmeline.

Les arbitres des élégances ont développé, au long du long temps, un mépris souverain pour le rythme binaire, pour ce retour têtu, pour cette obstination du temps à produire le même  avec l’opiniâtreté du piqueur.

Ils lui ont subtilement préféré l’impair où s’inscrivent tour à tour l’absence et l’exaspération d’une plénitude, le beau boitement des diables arythmiques, fauteurs de souffle, de suspension, de ravissement par un comble inespéré du contentement, le dialogue de la syncope, du silence et du point d’orgue.

Ils ont au bout du compte préféré à toute autre pratique esthétique celle du roman, ce genre où font foule, dans une farouche disharmonie, les traces de l’emprise du sujet sur la matière du monde et de la résistance de cette matière au sujet par assauts erratiques, par vagues vaguement vagues, par à-coups sismiques.

Ils ont préféré à tout, au bout du compte, une pratique disposée à l’accueil d’un dialogue irrégulier entre la voix et les choses. Ils ont préféré à tout, au bout du compte, l’esthétique fondée sur l’impair, sur l’avènement de l’incongru, sur une logique de la surprise, ce « grand ressort du nouveau » dont l’amoureux-fou Guillaume Apollinaire  a chanté les vertus à pleins poumons battant sous son immense coffre.

Les arbitres des élégances ont en somme développé, au long du long temps, un goût de la catastrophe, de l’arrachement impromptu d’une forme aux choses qui vont sur leur chemin suave dans la scansion d’un temps qui pique, qui martèle, qui boulonne, d’un temps aimable qui progresse sans affaire, qui voyage léger, impavide et doux, d’immarcescibles « fleurs de romance » en pogne, ces fleurs que la voix chimique de l’ex-Sex Pistols John Lydon travailla tout de même à corrompre dans un magnifique album de 1981, Flowers of romance, précisément.

Lady Gaga amuse l’arbitre avec son oxymore : de « bad romance », il n’y a point…

Elle est douce, la romance, comme un pastel de chez Jean Patou, comme une gamme « marielaurencine » chez Chanel, Chantal Thomas ou Sonia Rykiel, comme quatre accords de Mendelssohn, du pianiste cool Teddy Wilson ou de Nina Ricci, comme une promenade chez Jean Delannoy ou Douglas Sirk, comme le film que n’écrivit pas Catherine Breillat, comme une pensée du regard chez Ingres ou Le Tintoret.

Elle est toujours au rendez-vous, « mécanisme dans du vivant » de cette tendre blessure d’amour qui picote et qui fait doucement sourire les mânes des amants emportés de Chrétien de Troyes, l’inventeur du roman moderne, Tristan et Yseut en tête.

Si le roman exalte bien son pouvoir de prescription de la soudaineté, son goût de « l’événement », alors la romance le navre ; elle l’a toujours navré comme « vide d’événement ».

La romance n’est pas d’Arcadie, cette contrée mythique de l’âge d’or, elle aurait pu… elle est d’Espagne.

Pas celle de Goya, pas l’hystérique et la sanguine, pas celle de la folie des grandeurs ardente, pas celle du picaro, pas celle de Lazarillo de Tormes, pas celle que dépoitraille Léo Ferré, que défouraille Almodovar.

Pas la rouge, pas la noire, pas la rouge et noire.

Non, l’autre,  sa rédemption : celle des dominos, des portes dérobées, des messages fichés aux pattes des pigeons.

Résille, bibi et crinoline, le tout rosé comme un front en romance.

Poudré.

Celle du « bon Blaise » de Gérard Oury.

La romance n’est pas amoureuse, elle aurait pu… elle aime.

Elle est la solution pas même exaltée des tourments de l’amoureux transi romanesque: elle dit, elle chante qu’on peut aimer toujours, que l’amour est « tout seul, peut-être, mais peinard », qu’il y a bien en soi, complément possible de l’amour à mort, de l’amour syncopé, un vieil amour pour toujours jeune. Qu’on a toujours pour soi un vieil amour où faire retour, pour l’orangeade et le câlin, le grand, d’amour, ayant fait la malle pour épouser les aventures.

Une vieille maîtresse.

La romance n’est pas amoureuse, elle aime : elle a l’aigreur douce de ce qui demeure.

Elle est « assise, » dirait  Arthur Rimbaud la folle.

Octosyllabique, la romance d’origine, chantable. Mais chantable comme l’octosyllabe, « refrain naïf, rythme idiot », dirait Arthur Rimbaud la vierge.

Elle court, la romance, elle glisse, elle passe : un dizain d’octosyllabes et voilà que l’amour, celui que moque l’arbitre Barbara,  « rime avec amour et toujours ».

La romance n’est pas amoureuse, elle aime : « C’est ici que s’arrête mon histoire ? » demande Trénet…

Non :

Aurez-vous de la peine à me croire ?

Si j’vous dis qu’ils s’aimèrent chaque jour

Qu’ils vieillirent avec leur tendre amour

L’aventure,  l’ad ventura, le « qui adviendra », le « que sera sera », l’abandon au hasard, ce n’est pas l’affaire de la romance : elle, elle comble le vide d’à venir.

Ce qui sera, c’est ce qui est, « advienne qu’est advenu ». L’amour est angoisse, voie étroite, détroit au débouché obscur ? La romance vous lessive tout ça : au bout du bout, le bout.

Au bout des amours, l’amour.

Pas « enfin l’amour » : toujours l’amour.

Il y aura toujours de la crème, l’octosyllabe y pourvoit. Si le jour du vers a vu se lever quatre fois deux pieds, il se lèvera toujours.

La romance, c’est le roman d’amour durable, son économie, son écologie.

C’est fait pour faire boucle, c’est fait pour résister jusqu’au bout aux attaques du « virus » appelé catastrophe. Pas de silence, pas de ptose ou de trou, pas d’amas, pas de Gloria en romance : de l’amour qui va sur tapis d’éternel plissé soleil.

Schubert vient y reprendre son souffle auprès de Rosamunde, John Ford, l’homme intranquille, auprès de la verte et tranquille Erin de The Quiet man.

Vieilles maîtresses, roses de toujours : la romance est le temps du piqueur qui pousse sans cesse en avant, qui fait aller toujours et pour toujours, machine sous frac de velours fleuri, le train-train amoureux.

Non, la romance ne chante pas, elle aurait pu…elle serine.

Elle ronfle.

L’argot, par exemple, autorise le sonneur à « se taper une romance », c'est-à-dire à prendre un repos sonore.

Elle radote, la romance.

Obladi oblada…

Elle  est d’abord, au début du dix-septième siècle, « un » romance, un petit poème binaire, une théorie d’octosyllabes traînards figurant la constance lavissée d’un sentiment sans heurt.

Cette petite affaire est confite de naissance en joliesse et, de naissance, elle exsude l’idylle.

Elle est réduction, décoction assommante et délicate du grand roman d’amour à secousses.

« Le » romance, c’est le roman d’amour sans « apparition », c’est le roman pépère.

C’est la « vieille terrine de sentiments »,  glisse Rimbaud la vierge folle de retour sur la page…

C’est le roman dont se serait emparée cette autre catégorie esthétique vouée au « pour toujours » : l’utopie.

La romance, c’est l’utopie d’amour.

Il faut à la romance l’impatience mystique du Bill Evans de My Romance pour que tout cela aille moins rondement, pour qu’un « Et in arcadia ego » (« je suis même en Arcadie », dit la Mort à laquelle on ne saurait échapper, même au paradis…) vienne animer le petit équipage octosyllabique et la chanson aux quatre pom-pom.

Il faut injecter un peu de cette mort dont seul l’aristocrate observateur des fins a la vision, un peu de cette catastrophe de la rupture du pacte d’éternité des jolies choses pour que la romance échappe à la fadeur populacière, à la fadeur de l’enchantement arcadien, utopien, à l’assommant de la boucle.

Il y a bien une rédemption de la romance, c’est le retour en son cours du romanesque comme frôlement de la mort, comme cadre d’une irruption de la finitude.


Hop donc ! Soyez-moi ballerines
Pour un moment !

Marcel Carné, Julien Duvivier, Jean Renoir, Frank Capra, comme Bill Evans, illustrent cette splendeur de la romance quand elle est l’Arcadie peinte par le Guerchin, c'est-à-dire un territoire construit de telle sorte que l’apparition d’une rupture en son sein ne soit pas un événement comme un autre mais l’événement des événements.

La plus catastrophique des catastrophes.

Le plus sidérant des astres.

Le plus violent des coups au cœur.

C’est une part du génie de Paul Poiret, d’André Courrèges ou de l’Yves Saint-Laurent des années soixante-dix que d’avoir obstinément, intensément, fiévreusement, élaboré la formulation d’une garde-robe de la romance afin que l’irruption en son sein de la catastrophe, de la figure des fins fût incandescente au plus haut degré.

C’est peut-être la faiblesse de Paco Rabanne, de Jean-Paul Gaultier, de Viviane Westwood, d’Alexander Mc Queen ou de John Galliano que de procéder par accumulation de traits romanesques sans passage assez résolu par la case « confiture à la violette-au torchon de la vieille maîtresse ».

Pas de rouge Valentino sans obstination chair.

Il faut en somme aimer sous le regard de l’amour toujours pour aimer bien : voici ce que sait parfaitement dire la romance.

Il faut s’aimer dans les volutes de l’amour toujours, de l’amour toujours printemps («Leur amour était un vrai printemps, oui ! » trille Trénet) pour s’aimer à mort. 

Il faut un creuset d’octosyllabe, de pair, pour qu’un silence, pour qu’un Gloria soient chauffés à blanc.

Il faut bien une romance diplomatique entre ses Ambassadeurs pour qu’Hans Holbein dise avec toute la radicalité nécessaire que nul amour (unît-il des nations) ne dure au monde sinon l’amour même.

Il faut aussi dire et chanter la vanité de ce qui ne dure qu’en chanson, qu’en poème, qu’en octosyllabe, qu’en ronflement, qu’en ordre issu des hommes, pour que déboule sur scène, comme chez Terrence Malick ou David Lynch, ce qui dure toujours vraiment et qui est un grondement sourd vraiment pour toujours : la mort, la mer, la terre, l’amour, l’élémentaire, l’inhumaine condition.

L’arbitre des élégances a, au bout du compte, sacré le romancier. Il l’a fait en fronçant le nez au passage du romanciste. Il a couronné l’impair et relégué le pair à la table de la canaille.

Il a eu tort, elle est tout, la romance, lorsqu’elle est ce divin duvet que viennent caresser, lécher, comme des vampires chez Charles Baudelaire, l’ombre de ce qui n’est plus, l’ombre de ce qui sera, l’ombre de ce qui est.

Ils moururent gentiment, inconnus, oui
En partant comme ils étaient venus

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