Emmanuel Tugny
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Billet de blog 11 juin 2011

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Facebook et la peau

Pour MM.Il est d’usage, au monde des honnêtes gens, des clercs, de ceux qui savent ce que savoir veut dire, de fustiger ou de dauber les relations qui s‘établissent, au cœur des réseaux sociaux, de ces « tribus » dont Michel Maffesoli fut l’anthropologue pionnier.

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Pour MM.

Il est d’usage, au monde des honnêtes gens, des clercs, de ceux qui savent ce que savoir veut dire, de fustiger ou de dauber les relations qui s‘établissent, au cœur des réseaux sociaux, de ces « tribus » dont Michel Maffesoli fut l’anthropologue pionnier. Leur condamnation repose sur un irréfragable principe d’autorité : l’on ne saurait sentir, ressentir, observer, construire une conscience, un arrière-plan critique de conscience, qu’in praesentia, qu’en présence de l’autre. L’amour, l’amitié vrais ne sauraient faire l’économie de la rencontre des physiques au champ physique. L’amour ni l’amitié vrais ne sauraient faire l’économie du passage par l’expérience sensible actuelle. L’on ne saurait « avoir dans la peau » que ce dont on peut « avoir la peau », la toucher, y toucher. En un mot, le monde physique, ce règne platonicien des apparences, se serait vu doter de la capacité monopolistique de l’établissement de la vérité du sujet au regard de l’autre. L’actuel ne mentirait pas. Ce qu’un corps, une voix, un regard disent, ceci ne mentirait pas. Ce qu’un tremblement, une inflexion, un clignement, un frisson disent, cela ne mentirait pas. Mettre ceci à mort, l’être-là, l’être en présence, symboliquement ou en pratique, ce serait en finir avec la vérité. Ce serait ouvrir grand la boîte de Pandore de rapports gauchis, construits, vernis, faussés, enluminés, arrangés, appareillés : menteurs.Or voici qu’attentif aux Honnêtes, vous revient que leur honnêteté s’est forgée au littéraire, s’est forgée aux produits de l’art et de l’esprit. Vous revient que ceux qui professent l’omnipotence, au champ de la vérité des rapports, de la présence à eux-mêmes des corps, ont fondé leur connaissance de l’homme sur l’aliénation de voix, de corps, de peaux, de consciences, en œuvres, sur la transsubstantiation d’êtres en représentations d’êtres, sur la fiction, sur la virtualisation d’êtres, en somme, par des gestes dont résultent des formes.Madame de Sévigné, La Fontaine, L’Abbé Prévost, Apulée, Proust, Beckett, Ginsberg, Pound, ont fait des Honnêtes. Ils ont des amis, des amants, pas uniquement ceux du cœur du livre, leurs lecteurs, aussi, ceux qui font profession de la beauté de leur présence si présente alors qu’absente du monde physique.Les honnêtes gens, les clercs, ceux qui savent ce que savoir veut dire, ont des amours, des amants, des maîtres chez ceux qui, in absentia, leur parlent à l’oreille. Et ceux-là parlent aussi à des amis, à des amours absents, font parler l’amitié et l’amour sans que se touchent les peaux, sans que se croisent les regards, sans que se mêlent les voix.L’Elise de Beethoven, la Julie de Rousseau, la Bess de Gershwin, l’Antoine de Truffaut, la Julia de Lennon, la Lou d’Apollinaire, la Gloria de Cassavetes, nous les aimons depuis des amours éternelles où la physis n’a pas, n’eut pas grand cours.Ils eurent, nous avons, des Antinea.Ceux qui savent ce que savoir veut dire savent depuis des virtualités de rapports, depuis des relations établies, au sein des formes, entre des êtres devenus formes, ils savent depuis la sympathie, depuis l’amour, depuis l’indignation vécus lecture faisant. Ils ont été formés à la vérité vraie des rapports dans des mondes du rapport sans physique.Et voici qu’ils moquent ou condamnent celui qui aime sans voir, qui aime sans toucher, qui aime sans entendre.Voici que l’amoureux fou de la Romy Schneider de Sautet, l’ami de Corto Maltese, voici que l’ennemi farouche des filles du père Goriot assène sans ciller que l’amour, l’amitié ni l’inimitié ne sauraient se passer de la fréquentation actuelle…Comment y voir autre chose que de l’aveuglement fait clairvoyance ?Le pur mépris générationnel, peut-être, voire…La physis, en effet, ne ment pas : une voix ne ment pas, un clin d’œil ne ment pas, un regard ne ment pas, un corps ne ment pas, un mensonge prononcé de vive voix ne ment pas.Il n’est pas de faux amours, de faux amis, de faux ennemis dont nous fréquentons les corps…La preuve : si j’abats un corps, un million de corps, j’abats avec ce corps, avec ce million de corps, toute leur vérité. Ainsi, point de vérité outre la mort : le meurtre d’un être l’abolit dans le temps, le meurtre d’un peuple l’abolit dans le temps.« Vous qui prétendez qu’un être vit éternellement dans la mémoire », disent nos Honnêtes, « qu’une culture survit au massacre de ceux qui la forgèrent dans ses œuvres, vous vous trompez. Vous qui prétendez qu’on peut aimer d’amour folle un absent, vous vous trompez.Nous nous sommes construits depuis le constat que vous avez raison mais nous prétendons que vous vous trompez. »« Vous préférez les absents aux présents », reprochent-ils à leurs enfants cloués devant Facebook, ceux qui passaient leurs étés, le dos contre un arbre, à aimer la Chloé de Vian, à porter le gibier de Davy Crockett, à trembler avec Tintin sur l’île noire…« Vous aimerez vraiment quand vous aurez touché », disent-ils, le cœur gros de cette nostalgie de l’amour sublime, de cette nostalgie qui leur serine qu’ils n’aimeront jamais, au monde physique, comme Abélard a aimé, comme ils ont pour leur part aimé la Betty de 37,2 le matin.Ils mentent.Ils se mentent.Ils disent ce dont ils voudraient qu’il fût et dont ils savent bien qu’il n’est pas.Ils font ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur eût fait.Comme ceux-là qu’ils condamnent, ils savent que « la vraie vie est ailleurs », qu’elle est sise dans l’inappréhensible dimension où dialoguent les imaginaires.Ils voudraient que cela ne fût pas, que l’impossible fût une dimension du monde physique.Que l’imagination ne fût pas uniquement la « reine du vrai » (Baudelaire), mais qu’elle fût tout bonnement le vrai.Quand ils s’adressent à leurs enfants, à leurs amis, à leurs amours « tribaux », ceux qui savent ce que savoir veut dire mentent et, ce faisant, ils abusent de leur autorité. Ils disent « vous vous trompez », ils devraient dire « vous avez raison : ce que nous cherchons tous n’est point de ce monde ». Ils disent « la vérité est au monde », ils devraient dire « Ne préférez pas le monde au rêve mais connaissez combien le monde est cruel pour ne pas vivre trop triste ». Ils disent « vis la vie », ils devraient dire « patiente et attends ton rêve ».Ils disent « il faut avoir connu une peau, une voix, un regard, pour dire qu’on a aimé », ils devraient dire « il faut avoir connu tout cela pour retrouver son rêve ».

A l’occasion d’une opération publicitaire, une jeune Hollandaise a fait mine de se faire tatouer sur les avant-bras les visages de ses 152 amis Facebook. L'image qui en résulte dit tout : dans l’ordre humain, la peau ne se nourrit jamais que du rêve d’un rêve.

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