Quelle gouvernance, en temps de crise ? Quel capitaine, dans la tempête ?
Pour la traversée de cette tempête d’aujourd’hui qui place en opposition d’immenses territoires, des champs de forces considérables, des empires logiques insécables, des ensembles immensément abstraits et cependant bourreaux de l’ordinaire millimétrique, quel capitaine ?
Et si le capitaine de pédalo était le bon ?
Et si l’on faisait erreur en lui préférant, à l’instinct, le commandant impavide du croiseur, de la frégate ou du torpilleur ?
Et si l’on avait oublié, par lassitude du sinueux, du mobile, du nébuleux, du vaporeux, de l’indéfinissable, de l’indécis grand large contemporain, par goût de l’affirmation énergique, par goût de l’émergence hystérique, de l’érection faite politique, les innombrables vertus du cabotage ?
La navigation de port en port, de passe en passe, de grève en grève, de cap en cap, le long des côtes, celle que pratiqua, faute de santé, le poète maudit Tristan Corbière, rêvant de long cours, a, certes, la dignité de la promenade matinale le long des haies d’épicéas rapportée à l’épique, elle fleure son pépère, son notable radical en pantoufles.
Le flirt avec le cap (« caboter » vient de « cap »), qui ignore la verticalité intrépide de la plongée dans l’horizon, de la terre, de la mer ou du ciel où ils se confondent, est une économie, une retenue, une soustraction, une moins-value, une non-attitude (une « steresis », diraient Aristote ou Agamben), un dommageable refus d’aventure.
Celui qui, entre les continents élémentaires, entre les espaces immenses et sous les sphères, caresse, pour le sonder, chaque segment du tracé côtier, celui-là est-il le bon père pour fendre la bise de la crise mondiale, du « grand branle du monde » du contemporain mutant ?
Et pourquoi pas ?
La reconstruction de la fiction, de l’Histoire contée du monde, est aujourd’hui affaire d’experts. Les territoires physiques, moraux, sociaux, économiques, autrefois dessinés par un Le Testu, inventés par Cyrano, l’Abbé Castel de Saint-Pierre, Tiphaigne dela Roche, Restif, Proudhon, par les utopistes, les meilleurs ou les pires, ces territoires au fond simples, sécables, cartographiables, ces paysages à icônes, puissamment contrastés, ont vécu.
Ils ont été remplacés par des latitudes illisibles, complexes dans le complexe, caractérisées par l’interpénétration de tous les ordres, de toutes les forces, par l’uniformisation substantielle, par l’irrésolution inhibante engendrée par la démultiplication des liens entre les éléments phénoménaux, entre les événements, entre les données, entre les conduites, entre les êtres et en leur cœur, par la dissolution des icônes en une sorte d’identité rhizomatique sans visage, sans incarnation physique, sans corps simple qui en puisse dire quoi que ce soit sinon pour soi (le retraité américain, le plombier polonais, etc.).
L’expert, qui est cerné d’experts, a fabriqué, pour son compte d’expert cerné de pairs, un grand large, une nébuleuse, une vapeur, une substance sans contour dont le centre est partout, la circonférence nulle part…
Dont la circonférence et le centre demeurent à trouver…
N’est-ce pas là le rôle du caboteur ?
N’est-ce pas le rôle du caboteur, celui de l’infirmier à la seringue, du puncheur, en cyclisme ou en boxe qui, devant l’agitation des masses, devant leur apparente difficulté à se donner comme chemin, à déplier leur plan, à désigner la veine, la piste, le tracé, la corde, frôlent, tâtent, caressent et puis accostent, piquent ou frappent ?
Le grand Baltasar Gracián a tout dit, après Sénèque et Machiavel, de cette Prudence dont le christianisme a fait, au XIII ème siècle, l’âge de la révolution courtoise, l’une de ses vertus cardinales.
Il a, mieux qu’aucun autre, vanté les mérites en politique de cette sagesse, de cet héroïsme particuliers du caboteur mondain, de celui qui frôle le monde, le renifle, le régale de caresses, en sonde l’apparence avant que de s’y aventurer et d’y engager les siens.
Les attributs du prudent, le miroir et le serpent, sont aussi ceux du caboteur, qui observe la côte, qui observe le large, qui observe l’un et l’autre simultanément et s’observe dedans avant que de se faufiler, le détroit, la passe, le conduit repérés.
Et si le caboteur est cabotin, adepte du mot d’esprit, de la « petite blague », de ce mot d’esprit, de cette petite blague qui n’offensent pas, que tempère l’aménité, c'est qu'il se fait miroir d’autrui, qu'il fait de soi un miroir, qu'il frôle, caresse l’autre pour tester, la gardant, sa distance ; c'est qu'il teste en même temps la distance du prochain ; il est accort, il n’est pas sympathique, il ne plonge pas aveuglément en l’autre, il proroge le moment du piqué, de l’étreinte, il crée et se crée de l’aisance afin d’éviter l’embardée.
François Hollande est un capitaine de pédalo, un caboteur, un cabotin ?
Soit.
Lui préférerait-on celui qui, faisait d’emblée irruption au risque de faire retraite, enfonçant au risque de défoncer, forçant le territoire pour s’y perdre, décidant sans connaître, aimant sans mesurer, détestant sans contraindre à apparaître, s’arrogerait le droit de simplifier la vie, d’y inscrire au couteau son propre portulan ?
Lui préférerait-on le pourfendeur, le manieur de soc, celui qui distingue, qui clive, qui démêle à la hussarde ce qui a été, de longtemps, mêlé.
On le peut : c’est qu’on en a assez, aussi, de ce temps boa qui étouffe à force d’ampleur, c’est qu’on ne peut plus le voir en peinture, ce temps que l’on ne peut plus voir en peinture, justement, parce qu’il n’est plus qu’un nuage, qu’une masse informe sans répartitions nettes.
On le peut : c’est qu’on entend que quelque chose y émerge enfin que l’on voie, que l’on voie d’évidence, qui sautille, qui cabriole, qui fasse mouvement, qui incarne la perception claire et distincte, la forme.
Mais cette forme, cette émergence, elles s’essoufflent vite si elles n’ont pas rencontré la voie bonne, la bonne passe, le bon cap, le kairos (l’opportunité) ; et puis, pour s’imposer comme forme, comme émergence, elles en créent autour d’elles, se distinguant ; elles se départent, elles désignent l’autre, elles dessoudent, elles dissolvent la communauté en souffrance, accroissant son mal.
Le caboteur et le cabotin l’ont compris : ils font apparaître, ils font se distinguer au moment juste, au moment où cela fait le moins mal, où cela est prospère.
Ils rient, ils badinent, ils acquiescent en souriant pour émerger sans exclure, pour faire prévaloir une architecture du complexe depuis l’examen du « moment venu ».
Hollande, comme Obama, est un caboteur, il est un cabotin caboteur.
George Foreman succède à Muhammad Ali.
Aucun n’est normal : l’aventurier névralgique au bonheur la chance a cédé la place à l’économe psychique toujours en embuscade, toujours en respect. Les deux incarnent si absolument leur part de l’éthique qu’ils en deviennent archétypaux, c'est-à-dire rien moins que normaux.
A Sarkozy l’embardée, le « va comme je te pousse », les forceps et, partant, la reculade d’aval ; à Hollande la lenteur de l’examen, le méticuleux procès des forces en présence et, partant, la reculade d’amont.
Aucune mollesse, chez Hollande, aucun flou, si on veut bien en toute chose considérer les fins.
L’homme fut rocardien, deloriste, jospiniste, sa cohérence doctrinale n’est plus à démontrer.
Il court de succès électoral en succès électoral et, referendum européen à part (« pacta sunt servanda », dit-il à Fabius, qui tourna les talons…) n’a jamais connu d’échec cuisant, non plus qu’il n’a été, comme tous ses prédécesseurs -et le parti lui-même-, à la tête du parti socialiste, la victime expiatoire du jeu morbide des courants.
Caboteur…
Qu’on ne s’y méprenne pas : la voie, la perspective Hollande est assurée. Elle en passe par la section du geste politique en deux moments corollaires : un long moment d’examen passif des logiques en présence, logiques que l’on « laisse venir », à qui l’on accorde la parole, toute la parole, laissant par la même occasion la cacophonie s’installer, puis un moment de décision franche, soudaine, tenace, brutale qui donne à tel ou tel l’impression fausse de trahison puisque l’ayant écouté, écouté longuement et gentiment, on ne lui a pas donné raison.
Hollande balance, balance, balance pour plonger, il ne balance pas : il plonge.
Hollande écoute, écoute, écoute, pour décider, il n’écoute pas : il décide.
Hollande contourne, contourne, contourne, pour entrer, il ne contourne pas : il entre.
Société, économie, Europe, Mali et Somalie, c’est tout un : une volonté nourrie de doctrine sociale-démocrate, de fermeté républicaine, cabotine et cabote pour repérer où et quand prendre, où et quand lever, où et quand prévaloir.
L’on sous-estime le capitaine de pédalo : il est sans doute le seul qui, en dernière analyse, aura sinon trouvé le cap, du moins suivi le sien.