Dépressive, la fille France? Voire…
Il faudrait, pour qu'on pût l'attester, qu’elle se montrât sujette à l’inertie, à l’aboulie, à une passion de l’indifférence et de l’immobilité, à une coupable ataraxie.
Dépressive, mélancolique même, elle ne trancherait pas, elle ne se lèverait pas, elle ne formulerait pas massivement cette opinion qui, quelque noire qu’elle soit, n’en demeure pas moins une sorte d’enthousiasme à l’envers.
Dépressive, la fille France qui arpente le pavé, expectore sa défiance, dit clairement son fait, trompe la censure comme on trompe la mort pour désigner le corps de son malaise, autrui, faisant feu de tout bois pour signaler l’inopportunité d’une présence et de tout ce qui contribue –c’est le moment de le dire- à ce que cette présence lui soit imposée comme sienne ?
À la redoutable et fort alerte fille France, celle pour qui autrui est une gêne insolemment affichée, comment demander de nourrir davantage un « pot commun » fiscal ? Comment demander d’accepter « l’oukase européiste » en matière économique ? Comment demander d’accepter sans regimber que l‘autre sexuel soit élevé au rang de même par la loi ?
L’on peut tenir la main du dépressif afin qu’il signe un chèque, la main de la fille France, elle, sait encore gifler.
Dépressive, la fille France ? Elle n’a pourtant retenu de l’exercice par François Hollande du pouvoir que ce dans quoi nul dépressif ne saurait « se retrouver » : l’intervention au Mali.
Elle n’est pas dépressive, la fille France, elle est aigrie, elle est méchante, elle est l’abandonnée qui s’abandonne. Elle fut fondatrice de valeurs : impérialisme immatériel de la culture, des formes et des idées, troisième voie géopolitique, tempérance organique entre faits tyrannique et libertaire, république forte et puis voilà qu’elle est veuve de soi, que son double errant rayonnant l’a quittée, qu’elle n’est plus que ce qu’elle est, le bon souvenir et la mauvaise conscience d’un monde en marche sinon vers le pire, du moins vers « son » pire, à la fille France, un monde où l’engagement du corps à prospérer sur le mode maniériste à travers le culte de ses valeurs ajoutées a de façon décisive pris le pas sur l’engagement critique du corps, sur son engagement à se penser pour être au monde.
Elle est aigrie, elle est méchante, la fille France, parce qu’on l’a abandonnée et qu’on ne lui rend pas compte de cet abandon, qu’elle ne saurait le comprendre, l’entendre, puisque son essence est de ne pas donner prise en soi à ces valeurs qui sont cause du divorce dont elle pâtit.
Alors elle pique, elle pique comme l’abeille qui se meurt de piquer mais elle pique : elle déteste, elle méprise, elle flétrit.
Son rire est un rire mauvais, elle goûte d’ailleurs que ses comiques soient mauvais, elle goûte celui qui, au champ public, peut faire la preuve que quelque chose le dégoûte. Elle aime qu’on n’aime pas, elle s’identifie à celui qui identifie l’objet de son rejet. Elle demande à son interlocuteur de lui être sympathique en affirmant une antipathie. Elle n’aime point, elle veut qu’on n’aime point. Elle en a terminé avec l’adhésion à autrui, ou plus exactement, elle ne la concède qu’à celui, d’autrui, qui en refuse les premiers principes.
Au reste, les « danseuses » narcissiques que nourrissent les applaudissements de l'aigre parterre circassien l’ont compris : show-men, on l’a dit, mais aussi intellectuels, éditorialistes, footballeurs, tous dévalent benoîtement cette pente (paradoxalement hyper politiquement correcte) sur le siège, qui font commerce de la détestation de l’autre et se posent eux-mêmes en objets de détestation.
Elle votera, elle s’enflammera, dans les mois qui viennent, Mademoiselle France, cela ne fait guère de doute, elle ne demeurera pas confinée au silence épouvanté du dépressif. Mais elle ne s’enflammera plus pour un projet fusionnel, solidaire, pour la définition d’une téléologie du « vivre ensemble », pour l’examen prospectif des conditions d’établissement d’une cité intégrant et dépassant généreusement son hybridité.
Elle sera animée d’une flamme méchante et elle soutiendra avec un feu exsudant la suie celui qui dira l’abjection de ce rêve cependant si éminemment français.
La France est une délaissée méchante. Elle veut en vouloir. Elle aime désaimer. Elle juge que son jugement doit être à charge. Elle n’aime plus son rêve : elle abhorre celui d’autrui.
Elle a, comme on dit, de l’énergie à revendre, mais cette énergie n’est plus employée à embrasser mais à se refuser.
Il faut bien de la patience à celui qui aime en paix pour dire à celui qui déteste ardemment combien la question est qu’il s’aime.
Et si le projet principal d’un gouvernement de la République ne consistait pas tant à préserver l’unité du pays qu’à lui rappeler patiemment, obstinément, combien, y compris à ses propres yeux, il fut un jour superbement aimable ?
(article initialement paru le 16 novembre 2013 dans Mediapart)