Le peuple de France est confortable.

Le peuple comme "dispositif", comme agencement, comme engendrement de la collectivité par elle-même et par ses élites, est devenu en France un peuple confortable.
Il ne bronche pour ainsi dire plus.
Il ne regimbe ni ne s'indigne.
Plus on l'y invite plus il goûte cette invite (ah, le succès réconfortant de l'ouvrage de Stéphane Hessel...), ne s'y conformant toutefois point...
Qu'on l'observe du dehors et l'on s'étonnera de le trouver si acquis à toute cause, si bonne fille universelle, si peu semblable à son imago historique.
Le Superdupont hâbleur, râleur, arrogant, farouche, superbement égalitariste, aristocratiquement jacobin, autoritairement libertaire, est une descente de lit...
Des décideurs éperdus, hagards, s'y essuient les pieds, faisant feu de tout bois rhétorique, excipant du bon sens pour imposer le produit de leur effarement, de leur incapacité à tordre le bras de ce qui va indépendamment d‘eux et qui ne va décidément pas.
Y écrasent leur mégot des gouvernants qui bombent le torse, raidissent le mollet pour dissimuler leur terrible sidération.
L'impéritie chausse le masque de la gestion responsable.
Sous le bon père de famille, l'enfant angoissé.
L'enfant tourmenté par son monstre.
Inique, depuis trop longtemps inique, la différence de traitement de la fonction publique et du secteur privé devant l'arrêt-maladie ?
Soit, arasons, égalisons : un jour de carence de plus pour tous!
Soit le maintien d'une iniquité ? Qu'importe...
Le vieil enfant angoissé ne prend plus la peine de convaincre, ne s'embarrasse guère plus de pédagogie. Il est absurde ? Qu'importe.
Ce qui n'était jusqu'ici pas intolérable le devient soudain évidemment...?
Cependant que changer n'y change rien...?
Qu'importe...
« Justice, justice, justice », proclame l'enfant soudain soucieux de cohésion du corps social, « république, république, république », « conscience, conscience, conscience » proclame l'enfant qui frappe le blessé volontiers fraudeur, « voleur de Français », l'enseignant dont la capacité à nourrir son activité séminale se voit réduire par des choix de TVA, l'artiste dont les produits s'enchérissent, l'infirmier harassé soudain de surcroît carencé, comme ses collègues en fonction publique, le salarié dont le temps de fatigue s'étire sans répit à l'horizon au gré de réformes de retraite spastiques et purement réactives...
"Justice, république, conscience", dit l'enfant injuste, l'enfant oligarque, l'enfant inconscient, l'enfant autoritaire, qui fait prendre à son opinion les vessies de la réaction de panique face aux oukases de son monstre, de longtemps créé par des résolutions inconséquentes (1), pour les lanternes de la décision de bon sens d'un empire adulte.
Et le peuple de France ne bronche pas.
Il est confortable.
Il contamine jusqu'à ses représentants syndicaux.
Il semble désespérer jusqu'à son opposition démocratique qui, devant son mutisme, tarde tant à relever le gant avec audace qu'on la dirait, sans doute injustement, victime des charmes de son adversaire...
Elle-même sidérée, pour tout dire...
Ainsi, François Hollande est le candidat du peuple de gauche confit en mutité...il s'oppose, certes, mais il s'oppose tout lesté par le silence de son électorat...il hésite à dire parce que rien en son électorat ne le porte vraiment à dire en majesté...
Il en est réduit à interpréter avec circonspection la nature d'un silence.
Le peuple de France est confortable.
Mais il ne l'est pas par adhésion.
A l'observer de près, l'on notera en effet sur son visage de peuple un étrange sourire...
Il faut au politique un peuple particulier -un agencement politique appelé peuple, pas une ontologie collective, pas le peuple conçu par l'extrême-droite- pour exercer pleinement son ministère.
Il lui faut un peuple qui dialogue sans empêcher, il lui faut un peuple qui s'enchante et se mette en branle.
En un mot, il lui faut un peuple sensible.
Un peuple dont la sensibilité à la décision de ses élites est garantie par un respect de ces élites pour ce peuple.
Un peuple qui s'intéresse parce que son intérêt se trouve monétisé par l'action publique.
Le peuple de France est confortable parce qu' il est contesté dans son intimité intelligente, brisé comme interlocuteur, comme émetteur d'une pensée recevable, par la confusion rythmique, entêtée, de l'injustice et du bon sens, de la folie et de la sagesse, de l'absurde et de la logique, de l'inhumain et du solidaire, de l'inculte et de l'expert, parce qu'il est châtié par l'arbitraire et la morgue du parvenu d' autant plus cruel que parvenu (« vous qui souffrez, remuez-vous ! »), d'autant plus radical qu'affolé par ce « malheur proprement propre » que provoque son monstre monétaire.
Le peuple de France est confortable parce qu'il a pris acte de ce qu'il vaut peu, de ce qu'il mérite ce qui l'accable.

Il est confortable parce qu'il a appris à abdiquer de sa voix au chapitre, parce qu'il a appris à y renoncer, parce qu'il baigne dans « l'impuissance acquise », dans un état incontestablement mélancolique qui le rend disponible à la fessée.
A la fessée reçue par le poète de sept ans de Rimbaud :
Tout le jour il suait d'obéissance ; très
Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits
Semblaient prouver en lui d'âcres hypocrisies.
Dans l'ombre des couloirs aux tentures moisies,
En passant il tirait la langue, les deux poings
À l'aine (...)
A la fessée reçue par celui qui sourit d'un sourire noir et semble murmurer à qui le frappe que, le moment venu du réenchantement du monde par le politique, de l'adhésion nouvelle au neuf, de l'espérance recouvrée en la bonté de l'avenir, la partie, pour le pire, se jouera sans lui.
(1) : au premier rang desquelles la création d ‘une monnaie commune sans institution concurrente d'une instance fédérale directement dépendante du politique -et partant légitime- de planification, de prospective, de régulation, de péréquation et de redistribution économiques.