Les écoles supérieures d’art à la française ont, depuis une dizaine d’années, écrit aux forceps une nouvelle page de leur roman frondeur.
Les voilà en effet inscrites au registre de l’enseignement supérieur, soumises au régime harmonisant dont il s’est doté en 1999 à Bologne.
Lieux d’entretien d’une macération de la singularité, de l’idiosyncrasie productrice de formes traversant les limites disciplinaires des académies anciennes, lieux d’affirmation d’une critique des choses et de soi sans parole soucieuse de faire parité, d’une expression de l’acte qui ne rendrait au fond compte que de l’expression de l'acte, libres, en un mot (quand bien même libres sans pensée du libre), les voilà aux prises avec une exigence d’assujettissement qu’elles se sont elles–mêmes prescrite.
Les voilà prises au piège.
Assiégées.
Leur « pureté », revendiquée depuis un complexe obsidional parfaitement assumé, depuis une déclamation aussi souvent radicale que ridicule, celle de canons à inventeurs de mondes, à maçons de vie neuve, voilà qu’elles en organiseraient l’aliénation, la subordination possible à l’Impur, État(s), universités, monde de l‘argent… Thébaïdes, Arcadies, elles paissaient, benoîtes, à couvert du consumérisme académique général, à couvert des moutons de Panurge de la scolastique, des marchands du temple de la « formation diplômante » et des mandarins constituants. Et les voici soudain contraintes, par on sait bien quelle terreur de l’insularité, de penser l’existence de ces "dehors" chez soi, d’en inférer du patron, du décret, de la consigne, du critère, de la prescription, du grade, de la classe, du « corps », de la part commune, pour tout dire…
Voici qu’à l’autorité du solipsiste devrait succéder, au sein des écoles d’art, celle du pair, de l’égal en corps, c’est à dire de l’égal en un rien qui soit, hors du nom qui n'est pas rien...
Voici qu’adviendrait le temps de l’immersion en l’autre, ce repoussoir ancien, comme horizon de la perspective étudiante.
Et voici qu’on ne cherche plus, en école d’art, quand on cherche, voici qu’on n’évalue plus quand on évalue, voici qu’on ne diplôme plus quand on diplôme, voici qu’on se pense depuis un autrui institutionnel en quoi s’incarne ce que l’on fait sans le faire puisque il est un ordre adventice imposé où nommer, c'est faire...
Voici que ce qui était, l’on est convié à le nommer, voici qu’on y est convié par cet étudiant qui, loin de goûter davantage (il n’y a sans doute « plus de jeunesse », les vilains Assis rimbaldiens y ont pourvu) le splendide isolement d’un Diogène aux palettes, la misère de l’éminence, s’est aujourd’hui corrompu au point de lui préférer l’accès à l’emploi, la mobilité internationale, ces misérables lunes d’une misère de ce temps…
Depuis un demi-siècle, les écoles supérieures d’art de France ont diplômé (au flanc de ceux qui, côté scène, ne réformaient rien de moins que l’anatomie à l’œuvre au temps) l’avant-garde des facteurs de formes héroïquement arrachées au contemporain afin d’en être, afin d’y être, de formes objets de diffusion, d’exposition, d’étude, de fédération des intelligences critiques, de formes creusant par la Cité des circonscriptions dangereuses d’interrogation de son sens, c’est à dire de mise en crise de ses logiques invisibles, imprononçables, inertes en l’idée et admises communément, de son écume prosodique des jours, cette « inquiétante étrangeté ».
Les écoles des beaux-arts, les écoles d’art, les écoles supérieures d’art, ces objets dont le nominalisme hystérique des Impurs n’a pas encore rompu la continuité en l’être, ont fondé leur militantisme, leur credo, sur l’apprentissage de la reprise critique du temps et de sa doxa sociale ou sensible, sur l’usage "passé" (au sens de Lacan) du passage au tamis singulier des contextes où chemine l’étudiant en anachorète artisan de modalités de formes et de soi.
« Comment peut-on être un sujet contemporain ? » voilà, au fond, ce que les écoles d’art apprennent à ceux qu’elles accueillent, toutes à une hospitalité inquiète et pour tout dire paranoïaque.
Utilement et excessivement et dignement et incongrûment paranoïaque.
Comment, cette « liberté en dur » que forgeaient les écoles en leurs chères têtes pas mêmes uniformément blondes, cette émancipation matérielle du regard en la Cité qui s’y professait et dont les rythmes d’acquisition par l’étudiant constituaient un temps dont on se moque, au fond, de savoir, au règne de la machination formelle, s’il se nomme « temps de recherche » (quoiqu’on entende bien qu’il se nomme tel pour en remontrer aux Impurs qui, en cette université molochique, une et dévorante, nomment depuis l’immatériel), l’avènement mondial d’une standardisation du parcours étudiant fondée sur la demande d’études valant offre ultérieure, valeur, monnaie, représentations communes et arasantes, les mettrait donc à bas ?
Comment, les écoles d’art auraient, tout spécialement en France, inventé des espaces d’affirmation critique réflexive, entre culture du temps du devenir objet et culture de l’application critique à ce devenir et l’on voudrait que tout ceci fît place à l’inféodation au pis : l’immersion féale et létale dans une communauté de destin sans solutions de continuité, régressivement en quête d’approbation par le dehors ?
Elle sont un peu sidérées, les écoles d’art de France, elles savaient penser cette liberté conçue comme un dépassement libre et transmissible au dehors de contraintes librement admises. Elles professaient le goût de l’émergence, de l’ex nihilo et du sui generis, du mode heuristique sous perfusion subjectale, de la trouvaille apprise.
Et les voilà convoquées à rencontrer la pairie, la part commune, la reproduction comme règle, l’adhésion au corps de loi, la rétrospection tutélaire, l’irruption critique comme lumineuse exception.
Elles cherchaient ? Non : voici ce que c’est que de chercher, voici que ce que "chercher" veut dire…
Elles formaient ? Non : voici ce que c’est que de former, voici ce que "former" veut dire…
Ce qu’elles craignent, au fond, c’est de ne pas savoir, peut-être même de ne pas devoir nommer, de ne pas aliéner en architectures de langue ce qu’elles produisent. Quelque chose du corps qu’elles produisent résiste dans la souffrance à cette exigence du nommer.
Les écoles d’art produisent incontestablement du devenir, une forme se pensant du devenir.
L’Autre qu’elles désignent, pétroleuses et un peu vaines, c’est ce lieu fantasmé, ce Tartare, où l’on nomme en l’absence de produit à nommer, c’est ce lieu fantasmé, université, ministère, institution, ou plutôt ce non-lieu, où l’acte de nommer, stérile, célibataire, se nourrirait de soi, c’est à dire d’une forme partagée et sans corps, sans forme de corps.
Or, ce complexe de l’assiégé aveugle comme la ténèbre du manichéen : non, l’université n’est point une circonscription où l’on nomme sans forme, non, le ministère n’est point un laminoir à irruption critique, non, le marché ne chemine pas sans goût de l’accident mercantile. Il y a, dans la ténèbre, matière à se retrouver.
Et puis matière à se reprendre.
Et quand bien même Moloch serait Moloch, ce serait être en rupture avec l’audace historique de cet être étrange qu’est une école d’art, cet être qui traverse le temps, jaloux de son étrangeté, que de ne pas comprendre qu’à recevoir de l’extérieur le nom de ce que l’on est, l’on n’a rien à perdre et tout à gagner : la reconnaissance n’engage jamais, en terre de liberté, que celui qui reconnaît.
Un jour on les « sacra poètes », les écoles d’art, elles regimbèrent puis prospérèrent persévérant.
Ma foi, qu’on les sacre donc docteurs, associant toutefois l’octroi de moyens ad hoc au sacrement[1] : elles prospéreront persévérant.
En attendant mieux, en attendant pire…
[1]L’AndéA, association nationale des écoles supérieures d’art, présidée par Emmanuel Tibloux, directeur de l’école nationale supérieure des beaux-arts de Lyon, adressait le 5 juillet à Aurélie Filippetti un courrier déplorant, à l’instar du CIPAC, fédération des professionnels de l’art contemporain, le fait que les arts visuels n’eussent pas bénéficié du récent dégel des crédits alloués à la création. Elle évoque notamment dans ce courrier le rôle essentiel de l’enseignement des arts visuels dans l’économie éducative française générale.