Qu’est-ce qu’un corps dont l’âme se meurt ?Qu'est-ce qu’un corps pressentant son abandon par une spiritualité devenue sans objet ?
Qu’est-ce qu’un corps vivant l’incongruité, la vanité de la sensation de l’Absolu sécrété par le monde ou les ciels et dans le même temps la vanité, l’incongruité de penser cette sensation en soi ?
Qu’est-ce qu’un temps autorisant cet abandon, un temps « plein de lui-même », moyen et fin de soi, un temps circonscrit au temps, un temps épais de corps, un temps gorgé de temps, un monde gorgé de monde, de sang et de santé du monde, refoulant aux oubliettes de la sensiblerie et du littéraire le fantasme éréthique, malade, de sa vacuité au regard du transcendant, qu’est-ce donc que ce temps pour l’être ?Qu’est-ce qu’un temps vidé de ses symboles, de ses absences signifiées par le symbole et dont le présent, jouissant bruyamment de sa présence, de ses objets, de ses produits, de ses conquêtes en le présent, qu’est-ce que ce temps pour celui qui sent, sous l’étant, la présence sourde de l’être, la manifestation supérieure du subtil et de l’ample au-delà ?Qu’est-ce que le monde positif, qu’est-ce que le résultat de l’évacuation du mystère, de l’obscure clarté, pour celui qui pressent que le monde est enveloppé d’un néant magnifique où siège la « vraie vie » ?Il est une marée saumâtre, il est un encombrant tyran, un barbare bruyant, il est un bourreau opiniâtre, il est un spectacle assommant, il est, aussi, une force qui fait cheminer bon gré mal gré une envie morte, la prothèse d’un pas qui traîne, qui va « où il va » parce qu’il « le faut », une pogne vigoureuse et sotte qui emporte vers rien.Les photographies préraphaélites exposées depuis le 8 mars et jusqu’au 29 mai 2011 au Musée d’Orsay (« Une ballade d'amour et de mort : photographie préraphaélite en Grande Bretagne, 1848-1875 ») disent beaucoup de ce qu’est ce temps de la glorieuse plénitude pour l’âme qui flaire l’âme, qui sent qu’elle est l’intrus, celle qui "tombe mal" (la « mes cheante »), l’écornifleur fané d’un monde qui clame qu’elle n’a, proprement, plus lieu, plus de lieu, qu’elle n’a, au monde, ni sujet ni objet à hanter qui ne soit, au monde plein, un mauvais rêve, un rêve fou qui le consacre plein.Chez Roger Fenton, Lewis Carroll, Henry Peach Robinson, Julia Margaret Cameron, comme chez les peintres Rossetti ou Millais, l’âme fait l’épreuve amère de son importunité.Ce n’est pas au premier chef une promenade entre amour et mort, ces deux conditions d’épanouissement floral du spirituel, que propose le Musée d’Orsay, ceci n’a lieu qu’en creux. C’est une balade entre ennui radical (« in odio esse ») et abandon lassé au monde comme machine à « faire avancer ».Des anges passent, à Orsay…Qui s’emmerdent…Celui, par exemple, de Julia Margaret Cameron.Voici des corps dont la spiritualité est rendue inopérante par ce qui est absent du décor : le monde matériel, le monde industriel enfant, le monde plein, enfin livré à lui-même et débarrassé de ses jougs transcendants.Voici des corps résignés, confits en renoncement et qui attendent, et qui patientent.Voici des corps que l’idée de révolte, de suicide, semble avoir fuis, révolte et suicide étant encore des gestes « de ce monde ».Voici des corps en attente d’un avènement et dont le regard ne se porte sur nulle part qui soit du monde.Et voici des corps appuyés, des corps pour qui le monde n’est qu’une pure vertébration, une canne, un véhicule, quoi que ce soit qui fasse aller encore celui qui a renoncé au chemin d’ici au profit de la voie immense de l’Éternel.La beauté étrange des œuvres exposée à Orsay tient à cela : la dévotion apaisée des corps pour l’Absence, l’abandon serein des corps au monde.
Ce qu’y a fixé le photographe, comme en son temps Guido Reni (ou Elisabetta Sirani) peignant Beatrice Cenci, c’est le rayonnement noir de l’âme en-allée.