La scène du monde est un torrent. L'antique Corinthe l'avait compris, qui opposait son style munificent à l'austérité attique, à la sécheresse regrattière des œuvres d'Athènes, à l'équilibre «médiocre» des oeuvres de Rhodes. La vie est peut-être un torrent : elle submerge de ses perceptions, elle emporte depuis une force erratique qui va son chemin par traverses vers on ne sait quoi, dans une façon d’emportement comique où la vitesse du flux conditionne la mêlée, l’éboulement, la galipette amusante de ce qui cherche sa contenance, de ce qui entend ou prétend « se tenir ».La poésie est volontiers de ces êtres qui, au monde, cherchent contenance.Elle est le plus souvent, au bel aujourd’hui, de l’ordre du « permettez-moi, je pose et j’en impose », elle s’isole des grondements, elle se fait un réduit candide où chaque mot posé intime de faire silence, où le silence même est un silence impératif.Elle est une fabrique à hygiène, elle a fermé la porte au carnaval. Au dehors, le torrent prospère, limone, emporte, nourrit la boue de boue. La poésie, le plus clair de son temps contemporain, est un "barrage contre", une bonace, un bel et ennuyeux lagon posé, fragile et un peu sot, contre ce qui roule, enroule et s’enroule, contre ce qui défait, contre ce qui convie à la ronde, contre ce qui sonne les cloches de la posture d’homme, contre ce qui du vers fait une nasarde au vers, contre ce qui assène au blanc de la page une maculation libre, au poète des croche-pieds.La poésie selon Sapho est toute corinthienne.Un peu comme Cendrars, un peu comme Bessette, la Sapho de Muleta, paru le 3 juin aux éditions de La Différence, est une gorge torrentueuse qui, graveleuse, généreuse infiniment, rend le monde en torrents comme la Chimère des flammes ; elle est un Etna rieur dont les hoquets disent du monde la lave, l’emballement, la fiction de fixité.La poésie de Muleta est comique, elle l’est au plus haut degré,au degré igné et terrible où elle sape toute pesée, au degré auquel Murnau, par exemple, le porte dans les scènes citadines du coeur de Sunrise.Voilà qu’un torrent, voilà qu’une force inouïe, taurine, secouée de grands rires, met à bas tout ce qui s’est fabriqué, avec les moyens du bord cabotant sur mer calme, un « être-là » cousu de fil blanc.Sapho est là-dedans aussi, elle s’accroche,elle a saisi un bris d’esquif dans le splendide naufrage de tout.Et chaque nuit je traverse HadèsEt chaque leverL’après-midi seulement je consensÀ monter la vieJe lui prends la crinièreElle me fuitElle est un capitaine qui éclaterait de rire hurlant « tout est perdu ! ».Le manège a perdu la tête, il roule sur lui-même, les figures embrassent les figures ; les mondes et les dimensions, comme chez Pound,s’extravasent et se mêlent. Et la poésie d’agiter, d’agiter névralgique pour que tout se fende démesurément et rende ses sucs autrefois retenus.Fasse déhiscence.Elle fait valser, elle fait tanguer, elle fait trébucher, la poésie de Muleta : elle anime.Elle rend l’âme à son devoir de trépidation en la matière, elle la réveille au clairon comme un enfant les corps abrutis de labeur des parents : elle enfonce sa porte.L’éclairagiste t’animeRegarde le, il t’invente, alors que tu ne sais que faire de toiDe quel droit resterai-je encoreLe droit n’est pas ici pertinentTu n’as pas le droit de partir Tu n’a pas le droit de rester Il arrive que je cassemon cou en arrière À la recherche du mot enfuiRien ne vient heureusementOn verra, dans Muleta, passer des figures, des noms, des lieux du monde, des choses, tous également aimés, tous également emportés à dos de bête cavalant par le mouvement fou de la ronde du vers, des figures, des noms, des lieux du monde, tous également aimés dans leur « danse à l’envers », dans leur « parade sauvage », celle-là même que s’impose le poème, jamais contempteur des postures,blackboulant parce que blackboulé.Muleta est l’étrange produit d’un ordre aimable du sans ordre, on y trouve la paix roulant sur soi, tête à l’envers, cul par-dessus tête : on y est saumon, limon, buisson, pas plus maître de soi que de l’univers mais curieusement tranquille, chaviré.
Billet de blog 23 juin 2011
Sapho et le torrent du monde
La scène du monde est un torrent. L'antique Corinthe l'avait compris, qui opposait son style munificent à l'austérité attique, à la sécheresse regrattière des œuvres d'Athènes, à l'équilibre «médiocre» des oeuvres de Rhodes.
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