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Billet de blog 25 juin 2011

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Peter Falk le Bon Père

Ils sont nombreux, les fils, les fils de cinéma.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ils sont nombreux, les fils, les fils de cinéma.On les a vus chevaucher tout ce que le monde a qui va, qui galope, qui court ou qui roule, qui emporte, qui enlève une vie trop lente.On les a vus emballer des Belles descendues des Ethers, embrasser des nuques, serrer des mains que la descente ici-bas, sans doute, avait rendues fiévreuses. Des irréalités en chair, en chaire, et qui jamais ne pleurent et qui jamais ne rient.Des Blondes qui sont « la Blonde », des brunes qui sont « la Brune ».Des Rousses qui sont l'Enfer.Et qui jamais ne pleurent et qui jamais ne rient.Ou qui le font sans que se dévisage la déesse qui dessous veille.

On les a vus émouvoir les Olympe en gilet, en chemise, en cheveux, en uniforme, en homme.On les a vus gagner des guerres, percer des mystères, faire que le jour ou la nuit l'emporte.On les a vus fourbir, ourdir, jouer, déjouer, être méchants, être gentils, être au-delà, comme des fils, du bien et du mal pantouflards.On les a vus, promenés par ce père timoré qui, prudemment, se tient derrière un objectif, qui veut que promènent des fils devant lui, pour vivre l'autre vie, la vraie, celle, névralgique, fiévreuse, contente, celle qui se nourrit de vertiges et d'élévation, celle qui serait en dieu s'il était un dieu au travail, un dieu facteur, un dieu poète.On a vu Valentino, Gabin le jeune, Grant, Brando, Delon, Gassmann, Redford, Mifune, Trintignant, Belmondo, Sinatra, Pacino, Clift, Léaud, Hudson, Ronet, Dewaere, Penn.Ils sont nombreux, ces fils de cinéma qui sont l'âme sans âme qui pèse, toute regard, toute chair, toute course, « toute flamme vive », d'un monde qui fût monde, qui ne fût pas ce morne exil depuis lequel nous aimons leur sarabande inouïe, leur force de toujours.

Et puis il y a, moins nombreux, des pères de cinéma. Ceux-là, Stewart, Laughton,Wayne, Tracy, Ventura, Sordi, Eastwood, Gabin le vieux, Welles, sont trop évidemment captifs, entravés ; cette captivité en fait des fils lents et cette lenteur fonde la paternité cinématographique. Ce qui les alentit, c'est un lien, une longe : celle de la transsubstantiation, de l'aliénation. Ils ne sont pas libres, ils sont sous la bride parce qu'ils sont le cinéaste, parce qu'ils sont le cinéma, parce qu'ils sont sur l'écran l'interprète de l'oeil qui fait qu'un monde soit.Ils sont là pour que la cinéaste, pour que le cinéma frôle la sauvagerie des fils, pour que quelque chose de cette vie des fils revienne à celui qui la filme. Ils ne sont pas tout à fait créatures, ils ne sont pas tout à fait du divin, ils sont un peu créateurs, ils sont un peu de l'ordre des hommes. Ils sont un témoignage de l'humaine condition, médiocre (au sens strict de « mesurée »), prudente : ils sont « reliés ».

Ils sont un peu du corps du créateur mesurant le chemin qui le sépare de ses fils et des soleils, de jour ou de nuit, qu'ils peuplent.

Et puis il y a Peter Falk.

D'où vient que nous sidèrent ces sphères libres que sont les fils de cinéma, d'où vient que nous émeut la pesanteur des pères entravés de cinéma et que la mort de Peter Falk nous laisse orphelins d'une sidération, pas d'une émotion, vraiment, lors même que Peter Falk est un père de cinéma.Parce que Peter Falk, étant un père de cinéma, fut un « autre chose » de cinéma ; Parce que Peter Falk est, de tous les pères de cinéma, de tous les missi dominici de la focale, du cinéma, du cinéaste, le seul peut-être à s'en être affranchi sans cesser de jouer son rôle.Peter Falk est un père libre, un père dont l'astuce absolue consista à emprunter le costume de repère à l'écran de l'œil qui filme pour substituer le sien à ce regard autre.Peter Falk incarne l'emprise de la terre sur l'écran, il vient du monde de l'en-deçà du cinéma, il est de chez nous, il n'est point dieu. Mais il n'est pas non plus le cinéma, il n'est pas non plus le cinéaste, il est affranchi en tout point de ce qui l'affranchit, il est père du père, il refait le film du dedans, il fesse le cinéaste, il est plus père que le père, plus fils que les fils.Plus Cassavetes, par exemple, que Cassavetes.Et d'où vient que cela soit ?

D'où vient que chaque apparition à l'écran de Peter Falk refasse tout entier l'écran, que la paternité du film lui revienne toujours un peu, que ce qui est animé de filiation au cœur du film le reconnaisse, aussitôt qu'il apparaît, comme son père en « l'autre monde » ?

Est-ce malice, distance, délicat décalage, façon Guitry ou Serrault, façon farce qui rend à la fiction ce qui lui revient, qui, y opérant, désigne le carton-pâte ?Non, Peter Falk est bien du monde où il opère et ce monde de l'écran, il ne lui fait pas d'enfant dans le dos.Il ne « méta-agit » pas.

Est-ce intrusion à l'écran d'un corps dont la particularité absolue est par nature rétive à toute aliénation et en même temps à tout ravissement filial par l'imaginaire, façon Malkovich ?Non, c'est tout le monde, Peter Falk, ce n'est pas un « être acteur ».

Ce qui fait que Peter Falk est un père libre, ce qui fait que nous le pleurons doucement, c'est qu'il est le comédien qui, plus que tout autre et peut-être même le seul, a illustré au cinéma l'antique principe de bonté.

Les fils de cinéma ne sont pas bons, ils ne sauraient l'être, ils vont, ils viennent, ils galopent, leur affaire est d'accélérer la vie, d'en repousser les dimensions, peu nous chaut de savoir si Helmut Berger ou Paul Newman sont bons ou méchants.Les pères de cinéma ne sont pas bons non plus : ils viennent exercer sur l'écran une coercition, ils sont le cinéma prenant garde de ne pas s‘échapper à lui-même.Les pères de cinéma sont des gardes-chiourme.

Peter Falk dit aux fils « allez » et au cinéma « laisse-les aller, je les veille ».Il veille, il est bonté.La bonté advenue au cinématographe.Il est le père des pères des fils.Autour de Peter Falk bruit la vraie vie, la vie folle, la vie sous influence.Cette vie, il la veille, comme un père bon, comme un père dont le cinéma serait le fils.Comme un homme à qui est bonne la liberté d'autrui, qui vit de la voir fleurir, comme un jardinier.

On a vu Columbo aimer des criminels, c'est qu'ils aimaient l'altérité d'autrui, quoique criminels. On a vu Columbo flétrir des criminels, O combien plus rarement : c'est qu'ils n'aimaient pas l'altérité autrui.

Avec Peter Falk, ce qui saute aux yeux, aujourd'hui plus que jamais, c'est la formidable supériorité, l'implacable éminence en cet ordre humain que peint, en plein ou en creux, le cinéma, de la pure bonté.

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