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Billet de blog 31 mai 2014

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Le bienveillant et le bien-pensant : entretien avec Michel Maffesoli

Illustré du dedans par un élégant chapitre d’Hélène Strohl, Les nouveaux bien-pensants  de Michel Maffesoli, paru en janvier 2014, est loin de se borner à une critique des élites, à un ronchonnement qui en fustigerait l’aveuglement, les tropismes conservateurs ou réactionnaires vernis d’espérance démocratique ou scientifique. Il constitue plutôt, en plein ou en creux, le précis eudémonologique d’un esprit bienveillant dont le projet principal est d’indiquer à son lecteur les voies et les moyens d’un amour de son temps et de ceux qui le peuplent.J’ai rencontré Michel Maffesoli, en partance pour Porto Alegre.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustré du dedans par un élégant chapitre d’Hélène Strohl, Les nouveaux bien-pensants  de Michel Maffesoli, paru en janvier 2014, est loin de se borner à une critique des élites, à un ronchonnement qui en fustigerait l’aveuglement, les tropismes conservateurs ou réactionnaires vernis d’espérance démocratique ou scientifique. Il constitue plutôt, en plein ou en creux, le précis eudémonologique d’un esprit bienveillant dont le projet principal est d’indiquer à son lecteur les voies et les moyens d’un amour de son temps et de ceux qui le peuplent.

J’ai rencontré Michel Maffesoli, en partance pour Porto Alegre.

Emmanuel Tugny : cher Michel Maffesoli, il en va du bien-pensant comme du diable, du bon dieu, du prophète ou du démagogue : chacun le voit à sa porte. Qui est-il, aujourd’hui, pour vous ?

Michel Maffesoli : Certes, parlant de la bien-pensante il n'est pas inutile de repérer quelques figures emblématiques, et je ne manque pas de le faire. D'où le titre donné à ce pamphlet : " Les nouveaux bien-pensants" . Mais l'essentiel n'est pas là ! Dans l'ambition ( la prétention ?) qui est la mienne d'élaborer un penser radical, je m'emploie, surtout à chercher les racines de ce qu'après Durkheim je nomme le "conformisme logique" . Pour dire bref, celles-ci se trouvent dans l'incapacité de l'intelligentsia française à reconnaître que le paradigme moderne a fait son temps . Ainsi, ceux qui ont le pouvoir de dire ou de faire : politiques, "experts", journalistes, restent obnubilé par ces valeurs qui assurèrent la performativité de la modernité : individualisme, rationalisme, progressisme, mais qui semblent, totalement, saturées. En tout cas ne mobilisant plus l'énergie créatrice des jeunes générations. Les bien-pensants, qu'ils soient de gauche ou de droite d'ailleurs, continuent à "sermonner" à partir de leurs certitudes, et plus personnes n'y prête attention. Ce qui m'a  conduit, reprenant une judicieuse remarque de Machiavel soulignant le fossé existant entre la "pensée du Palais et celle dela Placepublique", à rendre attentif à l'inadéquation existant entre "l'opinion publié et l'opinion publique". Ce qui n'est pas sans conséquence. Car c'est quand un tel décalage existe que l'on voit se développer les discours de haine, de xénophobie et de racisme. Et l'actualité n'est pas avare d'exemples en ce sens.

Certes, ce n'est pas la première fois que le peuple fait sécession. C'est toujours le cas lorsqu'une époque s'achève. Mutation qui en appelle, dés lors, à une véritable "circulation des élites", ceux que les tenants du pouvoir établi essaient d'empêcher à tout prix !

ET : Comment expliquez-vous cette incapacité des clercs à engager une réforme de leur corpus de valeurs lors même que sa capacité d'embrayage sociétal et politique manifeste bruyamment son agonie ? Peut-on aller au-delà d'un raisonnement qui l'imputerait à la coutume, au conformisme, à tel effet «d'entre-soi » ?

MM : Cela tient à ce que  cette intelligentsia reste figée sur les certitudes théoriques qui lui paraissent comme autant d’assurances, mais qui en fait l’empêchent, tout simplement, d’accompagner les mutations dont il est vain de nier l’importance. On peut pourtant, quand on regarde sur la longue durée les histoires humaines, observer que le déclin d’un vivre-ensemble s’accompagne toujours de l’émergence d’une autre forme de socialité. Ce processus, je l’appelle saturation .C’est-à-dire qu’une nouvelle construction va s’élaborer à partir des éléments tombés en décadence.

Par exemple, à l’individualisme qui avait prévalu, succède un idéal communautaire qu’il est abusif et surtout dangereux de nommer communautarisme. En effet, dans tous les domaines, le « Nous » prévaut sur le « Je ». C’est en comprenant un tel glissement que l’on peut saisir les nouvelles formes de solidarité, de générosité qui sont en train de s’élaborer sous nos yeux. De même, le rationalisme (c’est-à-dire une systématisation de la raison dans la vie sociale) est en train de laisser la place à une conception plus ouverte de la rationalité : pour user d’un oxymore, je dirais que ce qui est en jeu est le désir d’une raison sensible où l’imaginaire occupe une place de choix. Cela s’observe dans l’émergence des passions, des émotions collectives. C’est ainsi que les affects ne sont plus cantonnés derrière le mur de la vie privée, mais tendent à  se capillariser dans l’ensemble du corps social. Et il est très réducteur de réduire, comme le font la plupart des politiques, les valeurs populaires au pouvoir d’achat et à la recherche de la sécurité économique. Enfin, le simple progressisme, la recherche de la société parfaite dans le futur, la tension vers les « lendemains qui chantent », tout cela est en train de laisser la place à une accentuation sur le présent, un vivre ici et maintenant et ce à partir des racines, à partir des traditions. Tout cela peut se résumer au travers du terme de progressivité qui insiste sur ce qu’on peut appeler l’enracinement dynamique. Le lieu fait lien !

Les élites ne comprennent pas un tel glissement. Elles méconnaissent l’importance de la communauté (le « Temps des tribus » est bien arrivé !), de l’émotionnel, d’un présent partagé . Elles sont, ainsi, éloignées de la vie de tous les jours, ce qui ne manque pas d’entraîner la rupture avec les conséquences que l’on sait. C’est en se contentant de répéter, mécaniquement, des mots incantatoires que, d’une manière inexorable, l’on se coupe de ce que Auguste Comte nommait le « pays réel ». Quand ceux qui sont censés le faire ne savent plus dire ce qu’est la conscience collective il n’est plus étonnant que celle-ci n’ait plus confiance !

ET :  Je vous entends, mais cette communauté de fait, prescriptive à faux, que vous nommez « les élites », en quoi se distingue-t-elle des communautés qui la voisinent. Son inscription farouche dans l’aveuglement n’est-il pas lui aussi analysable en termes d’imaginaire et « d’enracinement présentiste », fût-il angoissé ? N’est-elle pas, en quelque sorte, son propre « angle mort » ? Se considère-t-elle ? Se voit-elle ?

MM :  Bien sûr, les élites n’échappent pas au phénomène de tribalisation de la société.

D’ailleurs, le chapitre de notre livre, consacré aux « fonctionnaires hauts », s’intitule : « la tribu des tribus » !

Au contraire du prolétariat, tel que Marx le pensait, classe sociale consciente d’être classe, faire partie d’une tribu n’implique pas une claire conscience du phénomène tribal.

Le fonctionnement en réseaux et sous-réseaux est de plus en plus prégnant : les recrutements, les mobilités, la distribution des postes et des places, tout ce jeu de chaises musicales se fait non plus selon une logique verticale, la logique administrative classique, une logique purement statutaire, mais obéit à une logique communautaire.

Il y a une culture de réseau, les mots du réseau, les analyses du réseau, bref un récit qui fonde cet entre-soi qui constitue la bienpensance que l’on décrit.

Mais ce qui est amusant, c’est que c’est cette « tribu des tribus » qui est essentiellement hostile à toute analyse des nouvelles formes de lien social communautaire, c’est elle qui est la plus crispée dans la défense d’une République une et indivisible. Vouant aux gémonies du communautarisme toute tentative de prendre acte, dans l’analyse, mais également dans l’action (la santé, l’intervention sociale, l’éducation) de la réalité communautaire pour être mieux en prise avec le peuple.

Le peuple ne s’y trompe pas, qui quand il dit « tous pareils » ou « tous pourris », ou tout simplement « Ils », reconnaît cette réalité tribale.

Or comme toute tribu, celle des Bienpensants consacre une part de son énergie à défendre ses frontières, à défendre ses membres contre les intrusions d’autres tribus. C’est cet enfermement qui empêche nos élites d’entendre et de voir le monde environnant et l’émergence de nouvelles valeurs. L’enfermement est aussi une clôture du vocabulaire et ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire ne savent plus trouver les mots pertinents pour éviter les maux. Toute tribu qui se veut unique devient secte.

ET : Vous m’évoquez le « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » mallarméen…

N’y a-t-il pas dans cette crispation  du langage qui organise son propre célibat, sa propre abstraction, la traduction, une fois de plus, d’une « angoisse élitaire » ?

Comment, la condamnation de l’écart entre les élites et la vie étant établie, manifester à leur endroit une exigence de sympathie efficace, à rebours de l’aigreur populiste dont les conséquences sont immaîtrisables ?

Comment aimer encore celui qui n’entend pas ?

 MM : Je dis souvent qu’il faut écouter les  poètes parce qu’ils ont le nez creux et qu’ils ont une vision anticipatrice. Je ne sais pas cependant s’il faut appliquer cet aphorisme de Mallarmé à la lettre, notamment en ce qui concerne l’utilisation du mot tribu. Le terme de tribalisme que j’ai utilisé, il y a plus de trente ans (Le temps des tribus, 1988, 5ème éditionLa Tableronde, petite vermillon) était une métaphore que j’ai lancée pour caractériser une tendance de la société contemporaine, la postmodernité. Alors que durant la modernité (18ème-20ème siècles) c’est le lien sociétaire liant les individus via le contrat social à l’Etat et entre eux qui domine, à partir de la fin du siècle dernier, c’est le lien communautaire, c’est à dire un lien de proximité, construit non sur un intérêt rationaliste des individus, mais sur un sentiment commun, des émotions communes qui va prévaloir. Je l’ai appelé tribu plutôt que communauté, car au contraire des communautés de l’ancien régime (paroisses, confréries, corporations, villages…) chacun peut être membre de plusieurs tribus et ces appartenances résultent plus d’un choix affectif que d’un déterminisme socio-économique.

Dès lors, si je parle de donner un sens plus pur aux mots de la tribu, c’est en renchérissant sur le poète, pour mettre en exergue non pas la seule tribu des élites, de ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire, mais la tribu comme forme sociétale typique de notre époque. Et je veux donc dire par là que les mots qu’emploient les hommes politiques, les journalistes, les experts, les décideurs, notamment hauts fonctionnaires sont impertinents parce qu’ils sont déconnectés de l’ambiance de l’époque. Ils parlent de démocratie quand plus de la moitié des citoyens ne vote pas, ils parlent universalisme quand justement les personnes se définissent par des appartenances multiples, ils parlent contrat social quand c’est le pacte émotionnel qui prévaut etc.

Dès lors ce qu’ils disent est tout simplement incompréhensible, leur vision du monde s’exprime en des termes révolus.

Il n’y a ni haine, ni antipathie dans ce constat, objectif d’une déconnection entre le peuple (ces multiples tribus, ce grouillement de tribus, aux sentiments contradictoires parfois et aux équilibres fragiles) et les tribus des sachants, disants, expliquants, décidants.

Une porte de sortie de cet enfermement est évoquée plusieurs fois dans notre ouvrage, quand nous constatons que sortis de leur rôle d’opinion publiée, nos divers membres des élites, se reconnaissent aussi dans des tribus plus populaires : de jeunes banquiers ou hauts fonctionnaires peuvent être DJ ou fréquenter les rave parties ; les hommes politiques éprouvent sentiments, pulsions et émotions, au risque parfois de nuire à leur image publique ; tous ils ont plusieurs vies, ils changent d’habits en sortant du bureau et peuvent jouer à la pétanque, être supporters  d’un club de foot, appartenir à des mouvements religieux ou des cercles de pensée, bref avoir des hobbies et des passions. Dès lors ils ne sont plus enfermés dans une identité unique et l’on peut imaginer que peu à peu leur monothéisme s’estompera et qu’ils trouveront, eux ou ceux qui les remplaceront, des mots plus purs, c’est à dire tout simplement des mots en congruence avec le monde tel qu’il est et non tel qu’ils aimeraient ou ont appris à le voir.

ET : Construisons  en pensée : quelle architecture politique à venir, quels modes du devenir électifs, représentatifs, quels processus de légitimation, quelle paroisse, quelle cité pour cette nébuleuse, cette agrégation tribale ?

 MM : La différence entre la pensée de la modernité et celle de la postmodernité est que dans le premier cas, l’homme cherche à maîtriser le devenir, à « faire l’histoire », à créer le futur, alors qu’il me semble que notre époque postmoderne est plutôt celle de l’accommodement au destin, celle d’un être là au présent qui ne prétend pas imprimer l’avenir.

Le grand philosophe Walter Benjamin parle de « l’intérêt d’à présent de l’histoire ». De même peut-on dire qu’il y a un intérêt d’à présent dans l’imaginaire du futur : non pas une construction rationnelle d’un futur programmé, mais une attention au présent dont découle, quasi naturellement, le futur.

Dès lors, il n’est pas possible de programmer les modes de régulation du vivre-ensemble.

Nous vivons une époque qui se rapproche de ce que les historiens du siècle dernier nommaient la décadence romaine, c’est à dire cette période dans laquelle les cadres de gouvernance de l’empire cédaient peu à peu, imperceptiblement devant les poussées guerrières, mais aussi religieuses et culturelles de diverses tribus.

Au niveau d’une nation ou de l’Europe, il est clair que les cadres traditionnels de régulation du vivre ensemble, une religion unique, un principe de représentation politique et une autorité de l’Etat qui s’imposaient à tous, sont en train de craquer.

La fin d’un monde n’est pas cependant la fin du monde.

Il s’agit de trouver des principes régulateurs qui permettent à nos multiples tribus, religieuses, culturelles, sportives, affectuelles, consommatoires etc. de s’ajuster et de partager l’espace et le temps.

Ce n’est sûrement pas au sociologue ou au philosophe de décréter comment cet ajustement doit se faire. Force est de constater que le déni des solidarités de proximité et du polythéisme des valeurs peine à rétablir une harmonie perdue et à proposer un cadre de vie attractif.

Il est vrai qu’il s’agit d’une « harmonie conflictuelle » pour employer un oxymore, d’un équilibre précaire à maintenir entre des intérêts et des valeurs qui peuvent être contradictoires.

C’est pour cela que le schéma de la modernité, celui de la résolution des conflits, celui de la dialectique, thèse, antithèse, synthèse ne fonctionne plus.

L’ajustement, au contraire de la résolution, est sans cesse à repenser, il s’agit non pas de construire des normes, des normes pour savoir comment les peuples doivent vivre, aimer, manger, préserver leur santé, penser etc. mais de décrire des cadres souples tels que les diverses communautés puissent s’exprimer ensemble.

Il y a une différence entre la logique de la représentation et du contrat social sur lesquelles nous avons fonctionnés durant les deux siècles précédents et l’ajustement entre différentes communautés. Le communautarisme consisterait justement à plaquer un système représentatif sur une société qui est organisée non plus sur le principe d’individualisme, mais sur les solidarités communautaires. Il est clair que ce que j’appelle tribus ce ne sont pas des communautés traditionnelles, qui détermineraient le statut des personnes, leur identité unique, mais que ce sont des rassemblements, parfois éphémères, en tout cas de fait, pendant lesquels le bien commun prime sur l’intérêt individuel.

Comment ajuster dans le temps et dans l’espace ces quêtes d’un bien commun ?

Pensons justement à ce que fut l’Empire romain ou l’empire austro-hongrois. Du moins l’imaginaire de ces empires, car je ne prétends pas être historien. Les Romains n’exigeaient que deux choses des territoires qu’ils rattachaient à l’empire : qu’ils s’acquittent de l’impôt et qu’ils satisfassent au culte de l’empereur, culte civique bien plus que religieux et qui n’empêchait nullement les différentes peuplades de continuer à pratiquer leur culte ou d’y ajouter de nouvelles religions.

On peut tout à fait imaginer, au niveau de l’Europe d’ailleurs plutôt qu’au niveau national, ce que d’aucuns appellent « une Europe des régions » (ce que revendiquent d’ailleurs nos « autonomistes » corses par exemple) que coexistent un cadre fixant les grandes règles économiques et politiques qui donnent cohérence et sécurité à l’ensemble et des règles tout à fait diversifiées, régissant les comportements et les actes de la vie quotidienne qui n’ont pas de conséquence sur l’ensemble.

Plutôt que de chercher à homogénéiser la vie des Européens, au risque du rejet massif de ce modèle qu’on a vu aux dernières élections, chercher au contraire à appliquer complètement le principe de subsidiarité.

Pensons encore à l’empire austro-hongrois : y coexistaient des peuples (qui ensuite se revendiquèrent nations dans l’embrasement général de la guerre de 14-18) aux cultures, aux langues, aux religions différentes : toutes protégées par l’empereur. En tout cas c’est cela le principe de l’empire : l’Etat suprême est là pour garantir l’exercice des diversités.

Dans un tel ajustement, il est clair que les principes de représentativité, de majorité, de décision par le vote ne sont plus efficients. D’autres modes de gouvernance se mettent peu à peu en place qui font plus appel à la recherche du consensus (sentir ensemble) qu’à la négociation, à la coconstruction qu’au programme, à l’organisation en réseau plutôt qu’au découpage territorial et à la répartition a priori des compétences.

Bien sûr, nous sommes dans une période de turbulence et quiconque prétendrait imposer des modèles et des principes unificateurs favoriserait un totalitarisme doux et en réaction la secessio plebis que j’ai décrite. 

ET : Oui mais dans le contexte français, par exemple, si patriarcal, si historiquement centralisateur, y compris en terme de formulation « intus et in cute », intime, des produits de pensée du monde par les clercs (je renvoie ici à l’idée très française de la raison comme "cœur"), cette formule est-elle envisageable sans solution de cette forme de ferment communautaire qu’est peut-être aussi « l’identité nationale » au sens de Michelet, de Renan ? Une cité des tribus n’est-elle pas assise sur le meurtre symbolique de ces tribus étranges qui ont cru pouvoir faire litière, en modernité, de leur « tribalité » ? Comment ménager, désormais, ces tribus dangereuses ?

MM :La France a été, sans conteste, le lieu où s’est inventé et où s’est expérimenté, puis diffusé le modèle de la modernité.

N’oublions pas cet évènement fondateur de la modernité qu’a étéla Révolutionfrançaise. Dans son grand livre sur la fête révolutionnaire, Mona Ozouf montre bien comment les révolutionnaires ont gommé les limites géographiques  (les provinces) des territoires locaux, dégommé les statues et autres images de la chrétienté, tenté de changer le calendrier, bref reconstruit sur un espace temps vierge, homogène, une Nation avec ses sous-groupes, les départements (sans enracinement historique), ses symboles et ses valeurs : par exemple la fraternité versus la charité, l’égalité versus le lien féodal et la liberté (jusqu’au libéralisme économique) versus les corporations et les confréries.

Cet idéal d’une Nation composée d’individus libres et désaffiliés de leurs communautés d’origine ou d’appartenance a été très efficace et a été exporté dans le monde entier, dans les cales des marchands, au bout des baïonnettes des colonisateurs et avec les bibles des missionnaires.

Ce n’est plus ni la France, ni l’Europe qui sont le laboratoire de la postmodernité émergente, ce serait plutôtla Corée, le Brésil par exemple.

Ces pays qui savent construire des syncrétismes, des alliances entre valeurs traditionnelles, enracinées et développement technologique, ces pays de métissage et de croyances plurielles.

La postmodernité n’est donc pas tellement un phénomène franco-français, ni même européen (encore que les pays méditerranéens disposent d’un avantage incontestable), mais plutôt oriental ou latin.

Il est vrai que pendant les siècles de nationalisme (qui ont conduit aux horreurs que l’on connaît des deux guerres et également des totalitarismes nazi et communistes) le sentiment d’appartenance et donc de sécurité et d’affection liait les individus entre eux dans une grande entité,la Nation. Aunom de laquelle les hommes ont conquis le monde, accepté de mourir, au service de laquelle les savants, les poètes, les artistes, les artisans…ont fait les plus belles oeuvres.

Il faut tout simplement constater, sans en faire un drame, que ce sentiment ne fonctionne plus.

Tout passe, tout lasse, tout casse !

Les jeunes générations se sentent tantôt françaises, tantôt européennes, tantôt mondiales, mais aussi membres de leur région, de leur village, de leurs diverses communautés virtuelles. Pays désigne souvent le canton, site peut être réel ou virtuel etc.

Les institutions dela France, vous avez raison, ne sont pas adaptées à ces nouvelles configurations, ce qui peut expliquer une part de la réticence de l’intelligentsia française à penser cette postmodernité, ces tribus, ce nomadisme.

D’autant que ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire sont souvent formés dans les anciens cadres de pensée et peu aptes et peu prêts à se décentrer.

Il n’empêche, il s’agit d’un mouvement de fond, d’un changement d’épistémè (Foucault) et rien ne servira de se crisper dans le déni.

ET : J'ai toujours pensé et écrit de votre pensée qu'elle procédait d'une éthique et d'une esthétique de la "bienveillance".

 Souscrivez-vous ? Quel rapport le « bienveillant » entretient-il avec le bien pensant ?

 MM : Vous avez raison, j’essaie d’avoir une pensée bienveillante. Ou pour le dire autrement, une pensée qui dit « oui à la vie, oui tout de même à la vie ». La modernité est l’époque de la pensée critique, voire hypercritique. « Der Geist der immer verneint » dit Goethe, en parlant de cet esprit qui toujours dit non.

Une des caractéristiques justement des bienpensants est leur côté critique, grognon même.

Voyez comment les intellectuels ont parlé jusqu’ il y a peu de l’Internet : y voyant quelque chose d’artificiel, prétendant (alors que les études que nous avons menées dans mon laboratoire il y a plus de quinze ans montrent le contraire) que l’usage d’Internet entraînait le repli des personnes sur elles mêmes. Voyez comment ils déplorent que les jeunes soient, disent-ils, individualistes, égoïstes, alors que les actes et les mouvements de solidarité ne cessent de se développer, mais dans des formes étrangères au monde politique et à la représentation.

Voyez comment les bien-pensants parlent de communautarisme dès lors que l’on tente de prendre en compte le besoin de solidarité communautaire, qu’on tente d’analyser les regroupements affinitaires.

Voyez enfin la morosité ambiante, la manière dont les « sachants » prétendent que le peuple n’est préoccupé que de la baisse du pouvoir d’achat et du temps de travail, incapables qu’ils sont de saisir la recherche de la qualité de vie et de la passion créative qui anime les jeunes générations.

C’est justement cette sociologie bienveillante que j’ai toujours défendue, celle qui s’inscrit dans la grande tradition de la « Lebens philosophie », cette  philosophie de la vie, attachée à comprendre le vouloir vivre populaire et le dynamisme sociétal. 

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