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Billet de blog 27 mai 2013

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Vertigo vertige

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Adolescente, je me souviens avoir été marquée par Vertigo. Le film m'avait filé une trouille immense. Rien de rationnel dans ma réaction: j'aurais été bien incapable de mettre des mots sur la nature de mes angoisses. En revanche, depuis ce soir et grâce au festival de Cannes, je comprends mieux d'où vient le malaise.

Vertigo, c'est un film où les femmes sont des surfaces blanches sur lesquelles les hommes projettent leurs fantasmes, au point de finir par les tuer. C'est, à ma connaissance, le seul film notable de Kim Novak. Ce soir, dans l'extrait projeté lors de la cérémonie de clôture, la star apparaissait au summum de sa beauté, mélancolique blonde hitchcokienne vampirisée par le personnage masculin. Une fois les lumières rallumées, la véritable Kim Novak vint remettre un prix. Classique hommage dans la salle. Et léger malaise devant les ravages de la chirurgie esthétique - qu'il est dur de vieillir quand on est un fantasme...

Mine de rien, Vertigo souligne en filigrane l'essence du dispositif cannois: ces hommes (plus tout jeunes) qui projettent sur les femmes un peu tout... et surtout n'importe quoi. Un peu ce qu'ils veulent, ma foi. James Stewart avait 50 ans quand il tourna Vertigo; Kim Novak, seulement 25. Le mâle mur et la belle plante: voilà qui rappelle Ozon, Polanski, Kechiche, DSK (Vous vous demandez ce que DSK vient faire là? Moi aussi) paradant aux bras de femmes jeunes, et à la plastique dûment recyclée, à plus ou moins long terme, par l'industrie cosmétique.
Fort heureusement, il est peu probable que ces jeunes femmes finissent aussi mal que le personnage joué par Novak dans Vertigo. En revanche, il se pourrait qu'elles aient autant de mal à vieillir que Mme Novak. Une "égérie", une "muse", une "icône", ça se consomme frais - sinon, c'est pas drôle.

Mais voyez-vous, l'Art est cruel, injuste. Sa quête est celle de la Beauté, pas du progrès social et des bons sentiments. Les artistes ne font pas de politique: ça abîme le teint, ça gâte le goût. Il faut laisser la Création advenir, descendant pure et nue (et si possible taille 34) du ciel des Idées...

Pourquoi pas. Le réalisme soviétique a traumatisé un peu tout le monde: le risque d'une oeuvre artistique qui fait dans le manifeste politique, c'est de virer au manichéisme. C'est souvent raté, parce que ça prend la/le spectateur-rice pour un-e idiot-e.

Mais en entendant quantité d'artistes et personnalités issues du monde de la culture parler de leur travail, j'ai aussi le sentiment d'être prise pour une idiote.
Afin d'être plus qu'un défilé de belles robes et de stars pubesques (ce qu'il tend de plus en plus à être, néanmoins), Cannes affirme avoir la prétention de parler du monde, de ses bouleversements, de ses crises, de ses beautés aussi. Hasard du calendrier, le festival couronne ce soir un film mettant en scène des amours lesbiennes, après un éprouvant débat de huit mois sur l'ouverture du mariage aux couples de même sexe. S'il est arrivé que le jury fasse passer un message politique avant une exigence esthétique (on se souvient de la palme d'or attribuée à l'horrible bouse de Michael Moore en 2004), cette année il a visiblement salué un bel objet cinématographique, résonnant, par ailleurs, avec une force singulière dans le contexte politique actuel.

Alors oui, le cinéma "parle du monde". Mais comment est-il possible que les gens qui le font puissent vivre à ce point dans une bulle? Cette bulle, ils sont capables d'en sortir lorsqu'il s'agit de discuter conventions collectives avec les techniciens ou réductions du budget de la Culture. Ils se rappellent alors que la Création ne sort pas seulement du ciel des Idées, mais aussi de la poche du contribuable - qu'elle est déterminée par des paramètres économiques. On ne fait pas le même cinéma selon qu'on a des sous ou pas.

De la même manière, on ne fait pas les mêmes choses au cinéma selon qu'on a des couilles ou pas. 
La Vie d'Adèle est probablement un très beau film. Mais à lire les critiques, à observer ce metteur en scène se faisant d'abord acclamer seul par la salle avant de se laisser rejoindre par ses actrices, puis n'ayant pas un mot pour elles ni pour la créatrice de BD chez qui il a puisé son synopsis..., voilà ce qu'on peut craindre: des amours lesbiennes filmées une fois de plus comme le fantasme absolu du mec hétéro. Ce que le webmaster en charge du compte "Cinéma Canal Plus" (vous savez, "la grande chaîne du cinéma"...) a twitté avec l'ingénuité d'un pré-pubère anticipant les joies de la branlette: "Est-ce qu'elles vont se lécher le minou  pour fêter la Palme d'or?"

Prendre soi-même, en tant que femme, la caméra, imposer des personnages féminins forts, au physique moins standardisé que les gravures du mode ultra-présentes, ce sont de véritables enjeux d'émancipation. Je ne sais pas comment ils peuvent advenir, quelle type de mesures ils appelleraient. Mais pour commencer, il serait bon que l'on puisse au moins se permettre de les poser comme enjeux. Une démarche que de délicats sophistes comme Thierry Frémeaux (pas gêné par tous les types de quotas, puisque sa sélection comprend obligatoirement un quota de films français) rejettent systématiquement, au motif qu'elle ne serait pas valable - l'Art, voyez-vous, c'est au-dessus de tout ça...
Voilà comment, entre ce type de déni, et l'éprouvante médiocrité intellectuelle d'un Ozon ou d'un Polanski (ce grand romantique qui viola un jour une gamine de 13 ans), le festival de Cannes nourrit avec complaisance un sexisme chic et ringard. Comme quoi être conservateur, ça ne veut pas forcément dire arborer serre-tête et chapelet; ça marche aussi très bien en robe longue et costard impeccable.

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