Ce texte a été publié dans le média épistolaire La Disparition en novembre 2024

Agrandissement : Illustration 1

Baba, Papa
« De Gabès, la seule oasis littorale de Méditerranée ! ». C’est ainsi que je réponds quand on me demande d’où je viens. Cette formule, je la tiens de toi et je l’ai emmenée partout avec moi. Nous sommes partis de l’oasis alors que j’étais encore enfant mais l’oasis ne nous a jamais vraiment quittés. Nous en parlions tous les jours. Tu y retournais souvent, pour le mariage d’un arrière-petit-cousin ou pour tenter de régler un conflit de succession qui durait depuis cinquante ans. Aujourd’hui, l’oasis se meurt, le golfe se vide, les habitants de la ville souffrent de la pollution des industries de transformation du phosphate et toi, tu n’es plus là.
Depuis une dizaine d’années, et au fil des conversations, des démarches administratives, des procurations, j’ai réalisé que lorsque je parlais de toi, je parlais de l’oasis et que j’ai hérité d’une histoire que peu de membres de ma famille, de ma génération, connaissent. Avant de t’écrire, je suis retournée à l’oasis, seule pour la première fois.
Le ciel est comme la toison d’un mouton qu’on vient d’égorger. Epaisses volutes beiges. Laine sale. Elle est étalée. Lourde. J’aimerais toucher la laine mais elle est souillée de terre. Elle sent la vie encore chaude et déjà un peu la mort. Un vent mauvais la parcourt. Le beige sale me fait mal aux yeux alors je regarde ailleurs. Les arbres faméliques courbés le long de la nationale. Les sacs plastiques qui traînent. Les garages de mécanique et les boucheries-grillades qui se succèdent.
Je cherche l’entrée de la ville. Elle s’annonçait par une parade de palmiers qui se resserrait sur plusieurs virages. Une grand-voile d’ombre piquetée d’étoiles de soleil. L’eau partout et ce goût de galet froid et poli dans la bouche. L’odeur de la menthe. Les plants de henné. Les chaussures pleines de boue. Sources. Ecoulement. Canaux. Oudref, Chenini, Aouinet. Les noms des oasis de Gabès épèlent toutes les façons de dire l’eau. Aujourd’hui, je n’entends pas l’eau et l’ombre a disparu. Le soleil aussi. La laine sale a tout étouffé. Il y a désormais une rue élargie « Boulevard de l’Environnement », souvenir d’une dictature qui en a cyniquement affublé chaque patelin. J’ai cru me tromper mais il n’y a qu’une seule entrée de ce côté de la ville et c’est depuis ce boulevard de l’Environnement. Une langue de bois, langue de goudron qui a dévoré l’entrée de la seule oasis littorale de Méditerranée.
Range les cardes et le fuseau. Ouvre la porte
J’ai un petit bout de papier dans la main. Ton écriture pressée. Je suis de l’ongle les traits de stylo mais ce n’est pas ta peau que je touche, c’est une petite note pliée avec précaution. L’adresse indiquée me fait déboucher sur une pizzeria à l’enseigne violette. La banque a changé d’adresse m’informe Google maps, que je me résigne à consulter. Marcher en évitant les mobylettes garées sur les trottoirs. Cafés où de jeunes hommes sirotent un café au lait pendant quatre heures. Al Jazeera. Al Mayadeen. Gaza. Gravats sur l’écran. Sous mes pas. Parfumerie, pharmacie. Une banque, comme une bulle. Ici ou ailleurs. Air climatisé. Taux de change. Portes vitrées. Chemise. Cravate. Faire la queue. Être saisie par le parler des personnes qui se saluent autour de moi. Une racine, puis deux, puis des dizaines qui fissurent le carrelage pâle. L’oasis qui surgit au milieu des néons froids. Dents rieuses. Douceur du propos. Verbe malicieux. Je n’ai pas envie que ce soit déjà mon tour au guichet. J’ai envie d’entendre les gens parler et rire comme toi. Dans la famille, presque plus personne ne parlait ainsi. Accent maquillé, lissé pour faire ville. On en riait un peu tous les deux. J’ai aussi grandi avec cet accent rond comme une grenade. Je le cache comme un trésor d’enfance mais j’aimais l’égrener avec toi. Je n’ai pas envie que ce soit déjà mon tour au guichet. Je n’ai pas envie de dire. Bonjour. Succession. Signature. Notaire. Clôture. Je n’ai pas envie d’entendre les formules convenues. Pourtant, c’est mon tour. Bonjour. Succession. Signature. Notaire. Clôture. Couloir. Bureau. A nouveau. Bonjour. Succession. Signature. Notaire. Clôture. Veuillez patienter, nous cherchons votre dossier. Une liste sous mes yeux. Mon nom de famille qui s’étend en rhizome et m’entoure. Ni réconfort ni consolation. Je plante mes pieds dans le sol pour me tenir droite. L’injonction du nom. Cliquetis du clavier de l’ordinateur. L’oasis s’est tue.
Blottis-toi derrière le métier à tisser. Giron doux.
Ourdis la chaîne, une voix, deux voix.
Je retourne dans la laine triste. D’abord, longer le marché. Palmes tressées. Couffins. Eventails. Monticules verts de henné et de poudre de corète. J’ai cherché, sans le trouver, le vendeur de pois chiches étuves au cumin. Tu m’en rapportais toujours un cornet à chacun de tes passages ici. Je reprends la route, j’ai envie de voir la mer. Elle n’est pas si loin. Il me suffit de traverser la voie ferrée mais le passage à niveau est fermé. Le train du phosphate s’annonce. Il vient de Gafsa, Métlaoui et Redeyef, plus à l’ouest, et achemine le minerai gris sur une liane de fer qui traverse le pays.
La liane naît, dans le bassin minier, là où Atlas s’épuise à porter le ciel et s’effondre dans des oueds aux eaux fantômes. Elle se tortille pour s’extirper de montagnes éventrées. On plonge dans la terre comme à l’intérieur d’un corps. Trouver les veines. Arracher la gangue. Jusqu’au phosphate. Le gris précieux. Tout ce qui n’est pas gris doit être enlevé. On appelle cela le mort-terrain, soit, tout ce qui se tient entre le matériau et la surface et retarde le retour sur investissement.
Dans tes livres de géographie au lycée Carnot – ceux où l’on parle de « L’Empire français » - t’a-t-on appris que c’est Philippe Thomas qui avait repéré le phosphate qui se cachait dans le sous-sol du pays ? Vétérinaire militaire, directeur de pénitencier colonial et passionné de géologie, il représente l’Etat colonial. Il enchaîne les postes entre l’Algérie et la Tunisie et participe, en 1885, à une mission scientifique diligentée par Jules Ferry, pour prospecter les ressources du protectorat tunisien. La mission confirme la présence d’importants gisements de phosphates dans la région de Métlaoui. Les éléments qui composent le minerai : l’azote, l’acide phosphorique et le phosphate de calcium se sont imposés quelques années auparavant en Europe pour améliorer le rendement agricole. Expansion coloniale. Industrie. Nécessité nationale. Mots rapaces.
Le dépècement commence en 1896 avec la création de la Compagnie de Phosphates et de Chemin de Fer de Gafsa. L’entreprise de droit français obtient l’exclusivité de l’exploitation des gisements connus, et de ceux, encore à découvrir, sur une cession gratuite de 50 000 hectares de terrains. Un grand terrain de jeu et de chasse à la recherche du trésor gris.
L’exploitation du phosphate attire les convoitises et la main d’œuvre. Ici aussi, la hiérarchie raciale et coloniale prévaut. Les métiers qualifiés sont réservés aux Français. Ceux qui nécessitent une connaissance technique, à la main d’œuvre immigrée italienne et grecque, venue de l’autre côté de la Méditerranée. Les manœuvres, eux, sont « indigènes ».
La Compagnie de Phosphates et de Chemin de Fer de Gafsa accouche de la liane de fer qui tisse sa toile des mines de Métlaoui, Gafsa, Redeyef jusqu’aux ports pour acheminer le phosphate vers la France, où il sera traité et transformé en engrais chimiques. Métlaoui-Gafsa-Sfax : 1899. Gafsa-Gabès : 1916.
Tu n’es plus là pour le voir mais aujourd’hui, le long du train du phosphate, des silhouettes avancent. Leur ombre leur dessine des pattes de criquet, des nageoires de dauphin pilote, des becs de cigogne. Les chimères avancent et on en devine d’autres. De près, ce sont des hommes chargés d’un sac à dos, d’un bidon d’eau en plastique ou d’un parapluie cassé pour se protéger du soleil. Cailloux. Poussière de craie. Un peu de sable. Parfois, quelques bâtiments serrés comme un troupeau de moutons. Dans ce coin du Sud tunisien, les arbres ont oublié de pousser.
Les hommes et les femmes qui marchent ont traversé la frontière algérienne et ils viennent de plus loin encore. Du Mali. Du Nigéria. Du Tchad ou de Sierra Leone. On ne veut pas trop savoir. Quand une barque chavire et que les corps finissent sur les plages de Gabès ou de Zarzis, quelques algues pour linceul, les dépêches de journaux parlent de migrants subsahariens. Les rapports officiels, de migrants « d’autres pays d’Afrique ». Le Président dit « hordes de migrants clandestins ». La Tunisie est maintenant traversée d’Ouest en Est par des ombres qui suivent une liane de fer. Elle est rouillée comme les collines qu’elle gravit, comme les portes des maisons des villages. Comme le processus démocratique. Comme l’économie du pays.
Les tombereaux chargés de phosphate grincent. Ongle acéré, ardoise sévère. Le train repart. Des ombres s’y cachent parfois, espérant ainsi gagner plus vite la Méditerranée. Elles plongent dans les wagons et s’y ensevelissent. Elles meurent sous le poids du minerai gris.
Deux nappes de fils de coton séparées par des roseaux.
Commence
Le passage à niveau est ouvert. Rouler jusqu’à la mer. Je marche droit devant moi. Un couple sur la plage. Ils ont la cinquantaine. Ils rient. Elle est habillée de bleu mais la mer n’est pas bleue et dans le sable, il y a des petits cristaux de soufre. Ils se sont déchaussés et se prennent en selfie. Je me demande si les cheminées des usines sont dans le champ de leur téléphone portable. La plus grande zone industrielle du pays est au bout de la plage. Un dragon de métal d'une superficie d'une fois et demie la ville, qui s’étale et engloutit les trains remplis de phosphate.
Avant de t’écrire, j’ai fait un petit tour dans ton bureau poussiéreux pour chercher des photos. Je suis tombée sur un dossier sur lequel tu as écrit « Pétition : sauver Gabès ». J’ignore qui en est l’auteur mais le document doit dater de 1988. J’ai gardé les feuilles jaunies remplies de points d’exclamation.
A la fin des années 1960, la Tunisie se dote des moyens pour traiter le phosphate et en extraire l’acide phosphorique qu’elle exporte. Gabès a des installations portuaires et une nappe phréatique fossile riche. L’emplacement est tout trouvé. Les unités de transformation du phosphate du Groupe chimique tunisien (GCT) débutent leur activité en 1972. Elles produisent de l’acide phosphorique, de l’ammonitrate, des engrais. Emplois. Modernisation. Valeur ajoutée. Qu’importe l’acide fluorhydrique. Les gamins intoxiqués par le souffle de la bête grise. Les cinq millions de tonnes de phosphogypse déversées chaque année dans la mer. L’assèchement de l’oasis. Les pluies acides qui attaquent les arbres fruitiers et la production maraîchère. Qu’importe l’asphyxie de la palmeraie. De ses habitants. De leurs feuilles. L’assèchement de leurs racines. L’étiolement de leurs utérus, de leurs reins, de leurs herbiers de Posidonie. Qu’importe les fluoroses osseuses, les hépatites, les cancers, les maladies respiratoires, le réchauffement des températures marines, la disparition des frayères, les fausses couches. Aucune statistique médicale officielle n’est autorisée, chaque famille compte des malades et des morts et le dragon continue d’effilocher le ciel. « Il faut donc faire la preuve du principe », Annie Lévy-Mozziconacci est généticienne, elle a grandi en Tunisie et croit en la nécessité de connecter les mondes en lutte pour une santé unique à défendre : celles des humains, de la faune et de la flore de la région de Gabès. Pour prouver le lien entre la pollution et les problèmes de santé, elle aimerait aider ses collègues tunisiens à mettre en place un registre de cancers et de maladies congénitales, en s’appuyant sur les unités de soins de proximité, maillons indispensables du système de santé publique tunisien. Ce registre permettrait de prouver la prévalence de cancers et de fausses couches, de donner un chiffre pour que les autorités reconnaissent la gravité du problème.
Une photo en noir et blanc. Je suis au milieu, minuscule au milieu d’une trentaine d’élèves. Ils doivent avoir la vingtaine. Tu es au bout, tu les regardes, tu souris. Je me souviens que tu les avais invités à la fin de l’année scolaire pour une balade au bord de la mer, à l’oasis puis pour déjeuner à la maison. Ils m’avaient paru gigantesques dans notre petite cuisine. Ils étaient au lycée technique, se destinaient à travailler dans les usines. Je m’amuse à imaginer qu’au lieu de leur infliger des heures de grammaire, tu leur as parlé de l’allégorie de la caverne, de permaculture, de maïeutique. Je pose le doigt sur les moustaches, les cheveux bouclés, les pantalons pattes d’éléphant. Je me demande si, sur cette photo, la graine noire avait déjà commencé à pousser dans ton corps
Un des employés du Groupe chimique m’explique que les médecins ont peur, qu’ils ne disent pas aux patients que leur maladie est liée à la pollution du GCT, qu’ils ne veulent pas témoigner. Ce militant syndicaliste a commencé à travailler à l’usine au début des années 1980 mais il n’hésite pas à parler de crime. Il a la colère contenue, puissante. Contre le manque d’intégrité de beaucoup de médecins, contre le silence du ministère de la santé. L’absence de volonté politique pour changer les choses. Pour lui, des alternatives existent. D’abord, la fermeture des unités polluantes et l’arrêt du rejet du phosphogypse dans la mer. L’introduction de nouvelles technologies moins polluantes, un procédé de contrôle des normes et de seuils de pollution. Il déplore que le GCT n’ait pas beaucoup investi dans la région de Gabès. Que les malades doivent aller dans des hôpitaux spécialisés à la capitale pour se faire soigner alors que l’hôpital public de la région manque cruellement de moyens.
Fil beige, fil ocre, fil marron. Nuances de la terre.
Passe la main entre les fils de coton
A l’Est, c’est Beyrouth. Août 2020, des stocks de nitrate d’ammonium entreposés dans le port explosent. La flamme blanche dévore une partie de la ville. De ce côté, on en parle beaucoup et on a peur. Si les réservoirs du GCT explosent, l’oasis et tout Gabès disparaissent. Abderrazaq Jeday me liste les accidents industriels et les risques liés à la présence d’une réserve d’ammonitrate sur la zone industrielle de Gabès. Ce professeur de génie chimique désormais à la tête de Pol-i-tech, - une structure d’accompagnement et de veille du pôle technique et industriel - œuvre pour la création d’un Centre africain de sécurité industrielle et environnementale à Gabès. Une instance de contrôle indépendante pour évaluer les risques industriels, développer des plans de contingence, inspecter les entreprises et les unités de transformation. Selon lui, le désastre écologique pourrait être contenu et même transformé en opportunité. Gabès pourrait devenir une ville sûre, exemplaire, où des experts de sécurité industrielle et environnementale pourraient collaborer et former les étudiants, accompagner les industries à risques.
J’oublie de lui demander s’il a contribué aux initiatives de valorisation du crabe bleu qui prolifère dans le golfe. Originaire de l’océan Indien, le crabe bleu a migré en Méditerranée dans les ballasts des navires passant par le canal de Suez. Migration lessepsienne. Histoire du capitalisme. Autre chimère. Ne rencontrant plus de prédateurs – les populations de poulpes et de mérous ayant diminué en raison de la surpêche en Méditerranée - il s’est installé et s’est acclimaté à la température de l’eau en hausse avec les rejets de phosphogypse. Les pêcheurs le surnomment Daech : rapide, destructeur, insatiable. Avec le concours du ministère de l’Agriculture, de la Pêche maritime et des ressources hydrauliques, ils ont appris à le pêcher, se sont équipés et le crabe bleu est désormais exporté, comme un mets de choix, vers la Chine, Singapour. Opportunité économique. Success story. Chaînes de valeur. On estime que 94% de la biodiversité marine du golfe de Gabès a disparu.
Le ciel vibre et il est noir de criquets. Je suis dans la maison. Les poules et les pintades sont dans le garage. Tu as passé un temps fou à protéger l’immense rosier avec une bâche épaisse. Je te vois l’arrimer, l’attacher. Recommencer. Tu termines au moment où les nuages arrivent. J’entends les nuages avant de les voir entre deux lattes de volets. Vrombissement de réacteurs. La nuit en plein jour. Milliers de mandibules à l’œuvre. Mécanique de la faim. Le lendemain. Le ciel est bleu. Le sol crisse sous mes pieds. La bâche a tenu. Les centaines de boutons de roses sont intacts. Le potager n’existe plus.
Passe les fils entre les chaînes.
Le cordon de laine chemine
Je reprends la route. La petite gare d’Aouinet. Je me demande si le train pour Sfax et Tunis s’arrête encore ici. Tu m’avais expliqué que c’était là que ton père et ton oncle avaient pris le train dans les années 1930 pour partir étudier à Tunis. La voie ferrée du phosphate et le début de l’éparpillement. Devenus juges, ils sont partis exercer la magistrature dans d’autres villes du pays et ne sont plus jamais revenus vivre à l’oasis. Une famille comme des graines de grenade. Dépasser l’oued qui marque l’entrée du village, les constructions dans son lit. Je commence par chercher l’école. Le château d’eau à côté n’existe plus mais je reconnais le bâtiment. Les murs en chaux blanche, Les tuiles vertes du préau, le bleu des volets et du fer forgé, le style néo-mauresque des bâtiments coloniaux. C’est depuis l’école que je remonte à rebours vers la maison.
DAP, MAG, MCP, DCP, MDCP. Engrais et compléments alimentaires à base de phosphates. On veut parler du vivant ; de maïs, de betteraves, de crevettes et de vaches mais on dit starter. Optimisation des performances animales. solutions nutritionnelles à base de macro-minéraux. On ne dit pas : le trésor gris transformé à Gabès en billes blanches expédiées en Union européenne et vendues par de grandes entreprises françaises à des agriculteurs.
En réalité, nous avons tous une part du trésor gris dans notre organisme. Le phosphate est nécessaire pour la formation dentaire, osseuse. On le retrouve dans les membranes cellulaires. Il naît d’un alliage, phosphore et oxygène et est indispensable à la croissance des plantes, à la fertilisation des sols. Je te regardais, sans comprendre, récupérer les coquilles d’œufs et les arêtes de poisson pour le compost. Pendant des siècles, les agriculteurs ont utilisé comme engrais des débris de poisson, des fientes d’oiseaux, de poules, des ossements, des cendres d’os. Lorsque les vertus du phosphore et du phosphate sont identifiées dès la fin du XVIIIème siècle, à un moment où les pratiques agricoles et les méthodes d’exploitation évoluent, le commerce international des os explose. On va jusqu’à récupérer les cadavres sur les champs de bataille. Charogne. Productivisme.
C’est John Stevens Henslow, géologue et maître de Charles Darwin qui constate que des composantes minérales dans certaines conditions géologiques, sont tout aussi fertiles et riches en phosphates. C’est le début de l’industrie mondiale du phosphate en 1847. La production explose au début du XXème siècle, elle passe de cinq millions de tonnes en 1910 à quarante millions en 1960 au moment où se jouent les Indépendances des pays du Maghreb.
Coca-cola, barres de céréales, müesli, Vache qui rit, Nesquick, levure chimique, surimi, jambon, purée, soupe, dentifrice, produits détergents, lait d’avoine, pâtes. Une liste de courses. Le minerai gris traverse la Méditerranée et se décline dans un nouvel alphabet. E338, E339, E340, E341, E342, E343, E450, E451, E452. Le panier de courses se remplit et le corps ingère. Orthophosphates. Diphosphates. Triphosphates. Phosphate disodique. Polyphosphate d’ammonium. Abrasif. Acidifiant. Stabilisant. Levant. Il se concentre dans les métabolismes. Hyperphosphatémie. Notre consommation de phosphore et de phosphates a doublé en cinquante ans. Maladies cardiovasculaires et rénales. Excroissances. De part et d’autre de la Méditerranée. Mort-terrain et poussières d’étoile grise.
Peigne, coups de griffe
Enchâsse, tasse les fils.
Je suis du regard la pointe du stylo de Kheireddine. Spirales, flèches. Le bleu s’entortille en vrille autour de chiffres, de dates. Une esquisse de masque à gaz. Je veux vivre. Le cri des habitants de Gabès et celui du collectif Stop Pollution, dans lequel milite Kheireddine Debaya. Il claque son paquet de cigarettes sur la table quand il raconte une anecdote et redresse sa casquette qui lui donne des airs de Fidel Castro. Il te ressemble un peu. Il me fait cheminer à travers l’histoire du collectif et de la mobilisation depuis 2012. L’objectif : la fermeture des unités polluantes d’acide phosphorique et l’arrêt du rejet de déchets toxiques dans la mer. Riverains, étudiants, agriculteurs, ultras du foot sont en colère. Blocages de la ligne de chemin de fer, manifestations, journées d’information. Un 31 décembre, l’électricité publique a été coupée quelques minutes sous le nez des policiers. Juste le temps de démontrer aux autorités que les Gabésiens ont les moyens de faire pression. Les murs de la ville se couvrent de fresques peintes par les groupes ultras des deux équipes de foot rivales de la ville. Ceux-ci s’impliquent, ouvrent les manifestations, portent les banderoles. Ils ne parlent pas aux médias, veulent rester discrets mais ils savent crier la colère. Le droit à respirer un air propre. Vivre. Respirer-avec. Respirer-ensemble. Conspirer.
Trois lycéens arrivent avec des affiches et prennent discrètement place autour de la table. Une fois qu’ils auront leur bac, ils iront ailleurs et il faudra en former d’autres. Kheireddine ajoute que plus personne ne veut rester ici dans le pays. Que chacun rêve d’autres cieux. Pas pour longtemps, juste quelques années. Juste le temps de changer d’air. Ses amis médecins ont fait la traversée. D’abord la Méditerranée, puis l’Europe d’est en ouest, jusqu’à un poste précaire dans un service d’urgences en France.
Soumaya Rezgallah me dit la même chose. Que tous ceux qui le peuvent, s’empressent de quitter le pays. Le médecin de l’oasis de Chenini est parti lui aussi. Envie de prendre l’air ailleurs. Elle hausse les épaules. Elle se tait un court instant avant de reprendre son récit. Elle s’est installée à Sfax pendant une quinzaine d’années puis a fini par revenir à l’oasis. Epuisée. Burn-out. Racisme et haine ordinaire. Sa peau est noire, son verbe haut. Sa fille de quatre ans, elle ne parlait toujours pas tant qu’elles vivaient loin d’ici.
« Est-ce que l’oasis est en train de disparaître ? » Soumaya commence par se cacher les yeux du soleil qui l’aveugle puis me fixe « En face, ils ne comprennent que l’argent. Inutile de leur dire que l’oasis était un paradis. Ils ont envie d’oublier. Ils ont pompé toute l’eau pour la zone industrielle. Mais, nous aussi on peut leur parler revenus et argent. Leur dire qu’à nous tous réunis, on peut nourrir des familles, créer des emplois, proposer des alternatives. Qu’ils arrêtent de nous enfumer et de salir la mer !».
Tire le roseau
Noue
La porte est en fer désormais et n’a plus de heurtoir. La fenêtre de mon ancienne chambre. Deux pièces et une cuisine qui donnent sur une grande cour. Une petite bâtisse comme un bras entrouvert pour embrasser. Deux palmiers. Je me suis souvenue que l’un avait pardu sa couronne pendant une forte tempête. Il est toujours là. C’est peut-être lui qui a nommé notre famille. Thabet. Constant. Ferme. Index noirci, il soutient le ciel de laine boueuse. Il énonce qu’il ne le laissera pas s’écrouler sur l’oasis.
Tu me dis. Quand tu sors de la maison, tu tournes à droite, tu longes la maison d’Ali l’Aveugle. Non, ce n’est pas son nom de famille et il n’est pas aveugle, mais on l’appelle comme ça. Ses enfants aussi et ses petits-enfants, on les appelle « les fils ou les filles de l’Aveugle ». Dans cette famille, les hommes ont un problème à l’œil à un moment de leur vie. Alors, je quitte la maison orpheline, je tourne à droite et quelqu’un sort de la maison d’Ali l’Aveugle. Pas de sa maison mais de la pièce du métier à tisser. Celle-là est toujours ouverte, en toute saison. On salue les passants, on s’interpelle et on chante d’une porte à l’autre. On se dispute aussi. La femme qui sort s’approche de moi. Bras entrouverts pour embrasser.
Un nœud, deux nœuds.
Ton dessin se forme.
Je descends de la voiture et Mabrouk Jabri me sourit « Tu ressembles bien aux Thabet. Je connaissais bien ton père. ». Il te connaissait mais il a attendu qu’on se rencontre en vrai, chez lui à Chenini, pour me le dire. L’homme aux cheveux d’argent me guide dans l’oasis de parcelle en parcelle. Il me tend une tige de garance et me raconte ses souvenirs. Comment, enfant, il s’est endormi un soir d’épuisement au lieu d’aider sa mère à presser les dattes dans l’huile pour les conserver. La colère de sa mère. J’entends son rire de gamin. Cet instituteur retraité a fondé une école expérimentale dans les années 1980. Avec l’association de sauvegarde de l’oasis de Chenini et toutes les initiatives dont il a été l’auteur, il crée du lien entre ceux qui veulent se mobiliser. Aujourd’hui, il me reçoit, hier, c’étaient des journalistes italiens. Demain après-midi, il accompagne un groupe de chercheurs néerlandais.
Sous mes pieds, le sol est criblé de dattes. Eclaboussures. Soleils brûlés. C’est la variété dite bouhattam, dit Si Mabrouk. J’entends le mot et sous mes dents, une éclosion de goûts. Sucré croquant sucré oblong sucré tanin sucré fondant. Un essaim de mots s’envole de ma bouche. Œil de serpent. Corne de gazelle. Mkarkeb. ‘Eguiwa. Kentaya. ‘Alig. Rtob. Je ne savais pas qu’ils étaient là, au bout de ma langue. Une expression de douceur remonte. Tendresse de datte et de lait.
Le soir, avant que la nuit ne tombe, dans le patio de la maison ancienne restaurée par Si Mabrouk, un convive s’installe. Sourire retenu. Il me jauge. Une bouteille verte de bière apparaît : la Celtia tunisienne. La citation d’un exégète du Coran qui exonère de péché les compagnons de buveurs d’alcool. Tu t’en servais aussi, pour taquiner les puristes. La tablée échange des nouvelles des uns et des autres. Cancer. Cancer. Cancer. Le convive se décide à me raconter l’histoire de la chouette « Omm Agoub ». Celle qui vivait dans l’oasis, seule avec son fils. En conflit ouvert avec ses voisins à cause de la répartition de l’eau, ils ont décidé de se venger d’elle en tuant son fils et en mettant son cadavre pour boucher un canal. De douleur, la femme bat des bras, cherche son souffle en appelant son enfant. Elle se transforme en chouette, s’envole et appelle Agoub dans toute l’oasis mais Agoub a disparu.
Je m’endors vite mais mon corps vacille sous la nuit. Je rêve que je retrouve des photos de toi jeune homme en vacances à l’oasis mais que je ne peux les montrer à personne. Je rêve que j’attends une annonce dans une salle d’attente d’hôpital. Que je te vois alité et je sais déjà que je dois te dire adieu. D’un coup, l’oasis sursaute. Feulements, cris, bruissements. Je sors ma main de sous la pile de couvertures colorées pour vérifier l’heure sur mon téléphone. 4 heures 20. L’aube est encore loin. Je retiens le souffle pendant que la vie palpite autour de moi. J’ignore si l’oasis me fait fête ou si elle pleure chaque nuit la mort d’Agoub et la tienne.
Avant, la porte de la maison était en bois et on pouvait passer la main en-dessous. Ou une lettre. Les lettres ont commencé à se succéder au milieu des années 1980. Partez. Les menaces de mort glissaient dans la maison comme portées par une marée toxique. Mort aux mécréants, aux infidèles. Le prof excentrique revenu cultiver dans l’oasis dérange par son propos, ses idées. Le dragon de métal exhale ses fumées mortelles mais on l’ignore encore. On préfère dire aux habitants de l’oasis qu’ils fument trop. On préfère regarder ailleurs. Vers La Mecque. Vers l’Egypte. Vers les minarets flambants neufs équipés de haut-parleurs. Vers les prédicateurs zélés. Ça tu me l’as raconté plus tard. Moi, je me souviens des meutes de chiens errants qui envahissaient l’oasis la nuit et venaient hurler sous ma fenêtre.
Aile d’hirondelle, poisson, losange, scorpion, corne, fenêtre
Au petit matin, Si Mabrouk m’apporte un beignet chaud pour le petit-déjeuner et nous nous mettons en route. ‘Am Salah – l’oncle Salah - est à moitié allongé, sous plusieurs couvertures.
Le vieil homme nous explique qu’il a pris froid mais qu’il n’a pas voulu rester chez lui. Il a insisté pour que son fils le conduise jusqu’au logement spartiate qu’il s’est construit sur sa parcelle. Jamais trop loin des plantes. « Je me sens mieux quand je sais qu’elles sont à côté. Je peux voir d’ici si elles vont bien ». Il s’installe sur une des chaises en plastique. Un chaton vient se poser à ses pieds. ‘Am Salah est semencier, peut-être le dernier semencier traditionnel du pays. Dans la pièce d’à côté, des dizaines de paniers remplis de graines. Coriandre. Céleri. Navets. Carottes. Courges. Betteraves. ‘Am Salah et le chat nous suivent dans la pièce. Il produit lui-même ses semences, les trie, les fait sécher et s’assure de leur qualité. On vient le voir de tout le pays pour en acheter. On lui passe commande depuis le Maroc, l’Algérie. Ses mains, striées de lignes, plongent au fond d’un panier de graines de persil. Elles jouent avec les grains noirs puis les laissent filer entre les doigts comme du sable. Il en pose quelques-unes dans la paume de ma main. Sous les épis de maïs qui pendent, des photos encadrées. ‘Am Salah à côté de Pierre Rabhi, venu à l’oasis de Chenini au début des années 1990.
« Tu vois, là les salades étaient un peu petites, je les ai repiquées et je crois qu’elles préfèrent être sur ce rang-là. Peut-être que le soleil leur convient mieux. C’est pareil avec les carottes. Tu peux les repiquer si tu veux. Viens je te montre comment faire ». La parcelle de ‘Am Salah est belle. Des rangées de carottes, de laitues, de choux. Il me montre les navets qui serviront de porte-graines et marche vaillamment sur les petites buttes qui séparent les légumes. Quelques plants discrets de tabac pour réduire les risques d’insectes nuisibles. ‘Am Salah ne croit pas aux produits chimiques. Entre les arbres, les vignes entortillent leurs branches. Le chaton joueur a disparu.
C’est l’hiver et je suis emmitouflée. Je vois la manche de mon manteau. Ma main. Au bout de ma main, un pelage gris, une mouche. On avance doucement vers la parcelle. Tu ris. C’est peut-être toi qui m’as perché au-dessus de Socrate. Je ne me souviens pas comment j’ai pu grimper sur le dos de l’âne qui t’accompagne à la parcelle tous les jours. T’a-t-on pris pour un fou quand, tu es revenu vivre dans une vieille maisonnette, cultiver des aubergines et des dattes et enseigner le français ? Je regarde devant Socrate. Grâce à lui, je suis plus haute que les potagers. Je peux toucher les branches des arbres et voir leurs fruits. Je vois les nids d’oiseaux. J’ai oublié leurs noms.
« C’est quand ils maigrissent et que leurs dents commencent à jaunir que je comprends que je dois m’attendre à de mauvaises nouvelles ». Yasser Jradi parle de ses amis d’enfance et des membres de sa famille restés à Gabès. Il vit désormais à Tunis et il est, aussi, un enfant de l’oasis. Il a déjà perdu ses deux parents, cancer et maladie respiratoire. Ses oncles sont aussi morts. Cancer. Le survivant a vendu son bateau de pêcheur pour travailler dans le phosphate. Je remercie Yasser de m’avoir parlé. Il me confie que cela fait huit ans qu’il cherche à écrire une chanson sur Gabès mais qu’il ne trouve jamais les bons mots. Tous les six mois, il raye ce qu’il a écrit et recommence. « Après avoir raccroché, je me remettrai à la chanson. Qui sait ? peut-être que cette fois, les mots viendront ». Au moment où je termine cette lettre, Yasser est mort. De courte maladie. Il repose désormais à l’oasis. J’aurais aimé qu’il lise cette lettre qui t’est destinée. Qu’il me dise s’il a pu finir sa chanson. Que la terre lui soit légère et le ciel pour toujours, amoureux.
Je marche sur un tapis tressé d’eau. Ça doit être l’heure de l’eau, compté en gaddous. Les parcelles bénéficient d’une demi-heure, d’une heure selon les besoins de chacun. Chacun son tour. Tu m’avais expliqué que ce système de répartition était millénaire, que Pline l’Ancien l’avait écrit dans sa description de Gabès. J’ai passé une tête au bureau du GDA, le groupe de développement agricole : la structure qui regroupe les agriculteurs de l’oasis. Chacun vient payer son tour. Il y a de plus en plus de plaintes, le débit de l’eau est moins fort, il faut désormais attendre son tour tous les mois ou tous les quarante jours.
Je dois ressortir mon téléphone. Mon oncle m’a placé un petit point rouge sur la parcelle de l’arrière-grand-père. Il m’a dit de faire attention aux sangliers qui fuient les forêts calcinées du nord-ouest du pays et s’installent dans les oasis. De ne pas me retrouver entre une mère et ses marcassins. Il m’a dit que tu avais écrit un article à ce sujet mais je ne l’ai pas retrouvé. Je regarde le point rouge et j’avance sur le tapis d’eau. Au coin, juste à côté du petit mausolée. L’écran m’indique que je suis sur le point rouge. Je vois un palmier mort. Quelqu’un a sans doute touché son cœur en voulant récolter trop de legmi, la sève de l’arbre. Je vois des herbes, du chiendent, de la mauve. Je vois des traces de sel. Je vois des papillons. Je vois que les couleurs n’ont pas encore été toutes dévorées par le pelage blafard du ciel. Je me tiens, funambule au bord du canal asséché. Au bord, tout au bord de ton absence.
Coupe la chaîne. Déroule la trame.
Ton tapis.
Emna-Zina