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Billet de blog 5 septembre 2015

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Emmanuel Todd: l'intellectuel français qui ne veut pas suivre la ligne de Charlie Hebdo (Traduction Guardian 28 Aout 2015)

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 A corriger...

http://www.theguardian.com/media/2015/aug/28/emmanuel-todd-the-french-thinker-who-wont-toe-the-charlie-hebdo-line

Après l'horreur des attentats de Paris, tout le monde a convenu que les manifestations de rue qui ont suivi ont été ce que la France avait de meilleur. Ensuite, un historien de gauche les a appelées une imposture totalitaire - et sa critique du « catholicisme zombie » a outragé la nation.

 Philosophe français Emmanuel Todd dans son appartement parisien. Photo: Sarah Lee pour le Guardian

Angelique Chrisafis

Sur la place de la République, à Paris, blanchie par le soleil et trempée par la pluie, les affiches de papiers déchirées sont encore accrochées à la statue de Marianne, cette femme qui symbolise ce qu'il y a de plus beau dans la liberté française. « Plus jamais ça », lit-on, huit mois après que deux millions de personnes ce sont amassées ici pour marquer l'horreur des attentats terroristes de janvier qui ont fait 17 morts – contre le magazine satirique Charlie Hebdo, qui avait caricaturé le prophète Mahomet, et un supermarché casher à Paris. Avec les volontaires qui reviennent, semaine après semaine, pour soigneusement conserver les affiches et rallumer les bougies, le monument de la République est devenu un sanctuaire officieux, pas seulement pour ceux qui ont été tués, mais aussi pour l'esprit de la manifestation qui a succédé à l'attentat. Paris n'avait pas vu un rassemblement de cette taille depuis la libération en 1944. Les quatre millions de personnes et 50 chefs d'états qui ont envahi toutes les rues de France après les attentats ont été considéré comme prenant part à une démonstration d'unité nationale et de résilience, défendant non seulement la liberté, l'égalité, la fraternité, mais aussi la tolérance.

Depuis lors, le soi-disant « esprit du 11 Janvier » - date des manifestations - a été pris par les politiciens, à propos de la France, comme un raccourci pour désigner tout ce qu'il y a de meilleur et d'encore grand. Alors que les attentats ont par la suite été âprement discuté, personne n'a contesté les manifestations, considérés comme sacro-saintes: une signe positif dans l'une des heures les plus sombres de la France.

 Manifestation Paris.

 Certaines des quelques deux millions de personnes qui ont manifesté à Paris à la suite des attentats.

Photo: Christopher Furlong / Getty Images

Mais un grand intellectuel français, l'historien et sociologue de gauche Emmanuel Todd, a envoyé ce qu'il appelle son «missile Exocet magnifiquement conçu» à la nation, avec un livre faisant valoir que les manifestations étaient un mensonge géant. Les rassemblements, a t-il soutenu, n'étaient pas ce qu'ils prétendaient être - une admirable communion de personnes d'origines ethniques, religieuses et sociales différentes, debout pour la tolérance -, mais l'étalage odieux d'une classe moyenne et de sa domination, de ses préjugés et de son islamophobie. Pour Todd, ces rassemblements représentaient « un flash totalitaire ». Ces manifestations «trompe-l'œil», selon lui, étaient constituées de l'élite d'un camp prête à cracher sur l'Islam, la religion d'une faible minorité en France. La classe ouvrière et les enfants d'immigrés, d'après Todd, ont été les grands absents. Todd a décidé que les manifestations les plus enthousiastes, avaient eu lieu dans les régions les plus historiquement catholiques et réactionnaires du pays, affirmant la domination et la supériorité morale de la classe moyenne, et la quête islamophobe d'un bouc émissaire. 

Le livre massivement contesté et controversé de Todd, Qui est Charlie? - Qui est publié en anglais la semaine prochaine - est instantanément devenu un best-seller et a provoqué une des plus grande querelle intellectuelle de ces dernières années, même au vu du standard français en matière de pugilat. Il a été critiqué comme étant un « trip polémique d'ego »; Todd a été accusé sur la première page du quotidien Libération de « blasphème à l'encontre du 11 Janvier ». Le rédacteur en chef du journal, Laurent Joffrin, a déclaré au Guardian que le livre de Todd était non seulement « absurde, insultant et faux », mais aussi que c'était de « la controverse gratuite et nuisible ». Todd a fait toutes les grandes émissions de télévisions et les couvertures de magazines et a été surnommé « l'intellectuel inquiétant ». Le Premier ministre socialiste, Manuel Valls, a pris la décision, sans précédent, d'écrire une critique furieuse du livre dans Le Monde accusant Todd « d'auto-flagellation ». Todd, à son tour, a comparé l'optimisme aveugle de Valls à propos de la France à celle du maréchal Pétain, le leader de la collaboration du régime de Vichy pendant les années 1940.

Qui est Charlie? est maintenant publié dans le monde entier avec un avertissement en préface qui dit que dans toutes les sociétés occidentales « Il y a un Charlie endormi » - un événement horrible qui déchire la société et voit les très instruits et aisés coller leurs têtes dans le sable.

 Todd affirme que la manifestation était une démonstration de la domination de la classe moyenne et de l'islamophobie.

Photo: Stephane Mahe

Assis dans son appartement donnant sur les toits de Paris, portant un jean effiloché et des espadrilles, Todd admet qu'il est désormais l'ennemi public numéro un en France. Mais il est impénitent. Il dit qu'il se sent libéré pour avoir parlé. «C'est extraordinaire », dit-il. « Vous sortez un livre qui dit que la France a eu une attaque d'hystérie, le 11 Janvier, et de ce livre éclate immédiatement une attaque d'hystérie. C'est une preuve merveilleuse de ma thèse. Lorsque vous produisez une réaction comme ça, c'est parce que vous avez touché un nerf. »

Il fait une pause. « C'est un peu désagréable d'être insulté toutes les 10 minutes, mais je pense que c'est une preuve étonnante de tout ce qui est vrai dans le livre. »

L'hostilité entourant le livre de Todd vient au milieu d'une introspection plus large en France. Après une nouvelle série d'attaques terroristes en France - une décapitation et tentative de faire sauter une usine chimique près de Lyon, une fusillade la semaine dernière sur un train à grande vitesse entre Amsterdam et Paris - la question de ce qui reste de cet esprit du 11 Janvier hante le pays. La France a telle évolué? Ou est-elle encore sous l'emprise de la peur déstabilisante, enflammée par les frères Kouachi, les agresseurs de Charlie Hebdo? En dépit des gestes répétés de réanimation de l'idéal laïque par des politiciens républicain de l'extrême-gauche à l'extrême-droite  ?

 Le Premier ministre français Manuel Valls a écrit une critique du livre de Todd pour Le Monde.

Photograph: AFP / Getty Images

Après que la France soit arrivée au terme de son traumatisme national, il a été plus facile pour les politiciens de se concentrer sur le 11 Janvier, en tant que jour d'unité, plutôt que sur les trois jours tendues entre le 7 et le 9 Janvier, quand deux frères qui étaient autrefois des pupilles de la république dans des foyers pour enfants, ont massacrés certains des dessinateurs les plus connus du pays, ainsi qu'un policier musulman avant d'être finalement abattu par la police dans une imprimerie à l'extérieur de Paris après une prise d'otages. Leur cible, Charlie Hebdo, après des menaces de mort pour des caricatures du prophète Mahomet, avait longtemps été sous protection policière . L'atmosphère fébrile s'est aggravée lorsque le complice des frères, Amedy Coulibaly, qui lui aussi est né et a grandi en France, a touché des nerfs déjà à vifs en tuant quatre personnes dans le siège d'une épicerie casher de Paris, après avoir abattu une policière alors qu'il était probablement en chemin pour attaquer une école juive.

Le slogan « Je suis Charlie » est devenu un cri de ralliement dans le monde entier, mais il s'est avéré complexe, et dans une certaine mesure, excluant. Il ne correspondait pas à ceux qui condamnent fermement la fusillade, sans pour autant être d'accord avec les caricatures de Mahomet du magazine. Le nombre de minutes de silence perturbées dans les écoles, en particulier dans les banlieues défavorisées, semblaient mettre en évidence la relation difficile entre adolescents, souvent issues de minorités immigrées et leurs enseignants. Au milieu de cela, le gouvernement français a réprimé les discours « censée glorifier le terrorisme ». Une série de cas se précipita devant les tribunaux pour aboutir à de lourdes peines de prison, certaines infligées à des personnes qui étaient ivres. Un homme avec de légères difficultés d'apprentissage a été condamné à six mois de prison pour avoir crié ivre sur des policiers dans la rue: « Ils ont tué Charlie, je riais » Des groupes de droites ont protesté. Le débat s'est intensifiée après qu'un garçon de huit ans ait été interrogé par la police pour avoir dit à l'école: «Je suis avec les terroristes », admettant plus tard, qu'il ne savait pas qui étaient les terroristes ou même ce que signifiait le terrorisme.

Valls a averti du danger de « l'apartheid territoriale, sociale et ethnique » en France et a lancé un plan pour un mélange plus important dans le logement social et des mesures contre la discrimination. Cette allusion au fait que le terrorisme chez nous peut avoir une cause nationale a suscité un chœur de désapprobation des politiciens. Puis sont venu les nouvelles lois sur le renseignement du gouvernement, qui ont provoqué une tempête dans les libertés civiles.

Pendant tout ce temps, les gens étaient à la recherche de réponses. Les ventes de livres de non-fiction ont nettement augmenté, les lecteurs cherchaient des explications sur les attaques terroristes. Le Traité de Voltaire sur la tolérance, d'abord publié en 1763 - la source des idées qui ont été paraphraser comme «Je désapprouve ce que vous dites, mais je défendrai jusqu'à la mort votre droit de le dire» - a été réédité, et a été vendu à plus de 90.000 exemplaires en quatre mois. Des dizaines de livres ont été publiés à propos de « l'Esprit du 11 Janvier », débattant de tout, depuis le droit au blasphème, introduit par la révolution française en 1789, jusqu'à la place de l'Islam en France.

C'est dans ce contexte que Todd a lancé son Exocet.

Todd n'était pas allé manifester le 11 Janvier, même s'il connaissait l'économiste Bernard Maris, qui a été tué dans l'attaque de Charlie Hebdo. Mais Todd dit que quand, le jour suivant, il a ouvert le journal et qu'il a vu les cartes où les rassemblements avaient eu lieu, il a vu un modèle qui l'a rendu furieux. « Ici, la fraude était clair. Les manifestations de rue étaient l'auto-glorification de la classe moyenne française. Cela m'a fait exploser ». Il l'a vu comme la France refusant de voir la stagnation économique et l'inégalité profonde qui aurait conduit à l'horreur des attaques.

 Une autre vue de la marche de solidarité du 11 Janvier. Photo: Reuters

Avant il n'était pas un « Français chauvin », mais il se dit désormais « un Français exaspéré par sa propre société ». Il a écrit son livre en 30 jours, se levant à 3h du matin, mais il a du mal à dire qu'il est fondé sur 40 ans de recherches.

L'argument central de Todd est qu'il y a fondamentalement deux France. Il y a une France «centrale», notamment à Paris, Marseille et la Méditerranée, où il y a une égalité au niveau de la famille et un profond attachement aux valeurs laïques de la révolution française et de la République. Ensuite, il y a une France de la périphérie, par exemple, à l'ouest ou bien dans des villes comme Lyon, qui est resté fidèle à l'ancien socle catholique, où les gens ne peuvent plus être des catholiques pratiquants, mais où ils sont toujours baignés par tout ce conservatisme social du catholicisme, ses hiérarchies et inégalités. Il appelle cela le «catholicisme zombie». Exaspérant ses détracteurs, Todd soutient que les rassemblements après les attentats représentent le défilé du catholicisme zombie.

Malgré ses détracteurs, il se tient à son idée. « La France est toujours double », dit-il. « Voilà pourquoi vous ne savez jamais si elle va s'effondrer ou se remettre sur ses pieds. »

Todd, qui vient d'une famille cosmopolite d'écrivains et est apparenté de loin à l'anthropologue Claude Lévi-Strauss, devenu célèbre pour avoir prédit la chute de l'Union soviétique en 1976 et, plus récemment, pour avoir suggérer que les États-Unis est un empire en déclin. Todd a longtemps soutenu que les structures familiales expliquent pourquoi les gens adhèrent à certaines idéologies, et a plaidé pour que la France quitte l'euro.

Il affirme dans Qui est Charlie? que la France n'est plus un lieu de liberté, égalité, fraternité, mais est plutôt une sorte de pseudo république favorisant seulement la classe moyenne alors que la classe ouvrière et les enfants d'immigrés ont été exclus. Il sent que la France a beaucoup de «merveilleux», y compris son niveau de vie et son système de protection sociale. « Mais le merveilleux est resté seulement pour la moitié supérieure de la société. »

Toutefois, l'argument de Todd, selon lequel on peut en apprendre beaucoup sur le cheminement «inconscient» des gens dans les manifestations, uniquement à partir des traditions politiques et religieuses, ou à partir de l'endroit d'où ils viennent, a été largement contesté. Il dit qu'il ne suggère pas que tous les manifestants pendant la marche étaient des bourgeois islamophobes affirmés, mais que globalement l'effet produit par cette manifestation massive n'était que cela. « Après les manifestations, nous avons vu des comportements islamophobes partout; ça a desserré les langues des gens. »

Todd dit qu'il a été fortement blessé par les attaques sur ses méthodes, et se tient à ce qu'il dit être une « analyse statistique sérieuse. »

Une de ses principales préoccupations est « la vague d'islamophobie » en France, qui, dit-il, fait écho en occident.

 Les auteurs des attentats à Paris, Chérif Kouachi, Saïd Kouachi et Amedy Coulibaly sont nés et ont étaient élevés en France. Photo: AFP

Todd, rejetant Charlie Hebdo comme un « mauvais magazine »,  dit que la nouvelle obsession de la France pour le droit au blasphème est une inutile sur-réaction. Pour lui, le blasphème est salué maintenant non seulement comme un droit mais aussi comme une sorte de devoir. Il estime que la liberté d'expression n'est clairement pas menacée en France, il est donc erroné, dans la foulée des attentats de Charlie Hebdo, de vouloir se concentrer principalement sur cela. Todd s'est sentit très mal à l'aise en regardant à la télévision le comédien Jamel Debbouze, star musulmane et française, parler d'abord de son mariage mixte et des joies de sa vie de couple, puis d'être poussé à dire qu'il était d'accord avec les caricatures du prophète, comme si c'était la seule véritable façon de mesurer à quel point il était français.

« Oui, bien sûr, il y a un droit au blasphème », dit Todd.

« Mais il faut aussi avoir le droit de dire que le blasphème n'est pas une priorité et qu'il est idiot. Avec mon livre, j'ai pris le droit de contre-blasphémer: de dire que les caricatures de Mahomet étaient obscènes, détritus, totalement désynchronisé historiquement et l'expression d'une islamophobie rampante. Et, pour avoir dit cela, je fus accusé de complicité avec les terroristes ».

Il s'est sentit conforté par cette réaction. « Il était fascinant de voir les gens qui avaient manifestés pour le droit à la liberté d'expression essayer ensuite d'empêcher ceux qui voulaient exercer ce droit. »

La branche maternelle de la famille de Todd est juive. « Ceci est probablement la première fois de ma vie que j'ai écrit un livre en tant que Juif », dit Todd. Quand Mohamed Merah, un jeune homme armé, a ouvert le feu devant une école juive à Toulouse en 2012, tuant quatre personnes, Todd a mis l'élément antisémite dans un coin de son esprit; de même quand un homme armé a tué quatre Français dans le musée juif de Bruxelles, l'année dernière. Mais avec l'attaque de l'épicerie casher, dont il sent qu'elle a été éclipsée par les meurtres de Charlie Hebdo, Todd dit que l'antisémitisme était clairement à son point critique. Sa théorie est que la montée de l'islamophobie attise à son tour l'antisémitisme dans les banlieues ghetto, et que l'antisémitisme se développe dans la classe moyenne.

Todd estime que « la France est une société malade ». Il affirme que son économie est chancelante, le chômage atteint des sommets, l'inégalité est la norme et pourtant, plutôt que de prendre ces problèmes à bras le corps, le pays est atteint de somnambulisme et en janvier a préféré allé manifester comme des moutons.

La place de Todd, en tant qu'historien, n'est pas de trouver des réponses pour l'avenir, mais il estime que ces réponses reposent sur l'adaptation de Islam dans la vie française. Il prévient que, pendant que politiciens se concentrent sur leur électorat vieillissant, « il y a un phénomène pour réduire au silence une grande partie de la jeune population, quelque chose dont, au Royaume-Uni, vous êtes devenu conscient  bien longtemps avant nous. »

La France est perçue à l'étranger comme un pays endormi. « La plupart des autres pays, y compris le Royaume-Uni, tentent de s'adapter. Je ne dirai pas que les politiques de David Cameron, qui détruisent le Royaume-Uni, sont un bon moyen de s'adapter. Mais au Royaume-Uni, il y a l'idée qu'au moins les choses doivent s'adapter. En France, nous avons un système politique ridicule dans lequel tout le monde parle de réforme, mais ne fait rien. Et cette inaction produit un phénomène d'exclusion, détruisant la moitié inférieure de la société française. »

Il soupire. « Il y a une partie de la société française qui est pourrie, et rien n'a été fait. »

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