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Billet de blog 8 août 2016

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Pour l'antiracisme politique - Contre ses détracteurs

Réponse aux commentaires, affligeants pour la plupart, faisant suite à la vidéo de l'échange entre Nacira Guénif-Souilama, Sihame Assbague et Audrey Célestine.

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En lisant les commentaires liés à la vidéo avec Nacira Guénif, Sihame Assbague, et Audrey Célestine, j'ai été atterré de voir l'indigence des arguments et la méconnaissance de l'antiracisme politique en France. Ce mouvement, qui me paraît prendre en ampleur et en assurance les dernières années, est systématiquement ignoré, au mieux raillé et minimisé, au pire diabolisé par les grands media. J'avais entamée ma réponse dans un commentaire, mais voyant le commentaire s'allonger, je préfère le placer ici. En plus ça fait longtemps que je n'ai rien posté, et il faut bien réactiver ma réput' d'islamo-gauchiste de temps en temps...

En parcourant les commentaires, j'ai réalisé qu'en fait, presque personne sur le fil n'avait compris le concept de racisme structurel, donc d'antiracisme politique...Ni le fait que la race soit ici entendue comme un "construit" social - et non pas entendue dans l'acceptation biologisante de l'extrême droite, qui attribue aux races des spécificités et des caractères biologiques, bref, qui essentialise et qui hiérarchise.

Ce construit social découle de cette hiérarchisation par des critères biologiques, mais ne s'y réduit pas. Car le racisme et les discriminations perdurent malgré le fait que depuis des décennies, (presque) plus personne ne se pense raciste, ni ne croit en des théories suprémacistes. C'est donc que le problème est plus profond qu'une simple question inter-individuelle, plus souterrain. La question n'est pas de savoir si c'est "bien" ou "mal" d'être raciste, ni de savoir si untel ou unetelle est raciste (comme Sihane Assbague l'explique très bien dans la vidéo d'ailleurs).

C'est cela le racisme structurel, et ce fameux racisme d’État dont parlent les Indigènes et que la majorité des gens (enfin surtout les blancs) refusent d'admettre.. "La France ? pays des Droits de l'Homme, serait fondamentalement, intrinsèquement raciste ? Vous voulez-dire pourrie jusqu'au trognon ? Sacrilège ! C'est le pays de l’Égalité !" (enfin un peu plus pour les blancs quand même). "La colonisation, non mais de quoi parlez-vous ? Vous voulez dire l'émancipation des peuples, le progrès social, les "aspects positifs", tout ça ? Vous ne seriez pas en train de remettre en question la République, les Lumières, la démocratie par hasard ? Parce que sinon je vous dénonce pour intelligence avec l'ennemi, hein..."

Plus souterrain que ces propos de comptoir pourtant si fréquents, le racisme structurel est pourtant si évident. Il vient de si loin.

Aux États-Unis il ne viendrait à l'idée de personne de nier qu'il y a des blancs et des minorités, noirs, indiens, latinos, et qu'il y a plusieurs catégories de citoyens, que tous ne sont pas traités de la même façon, ne sont pas égaux face à la police, n'ont pas accès aux mêmes droits dans les faits. Ces inégalités s'ancrent dans l'histoire du pays, ses institutions, ses politiques publiques. Jusqu'il y a peu c'était d'ailleurs acté par des politiques d’État entérinant la ségrégation raciale. Comment parler de ces sujets sans utiliser le terme "race", mais justement, race au sens de race sociale, s'articulant avec race biologique à laquelle les racisés ont été assignés, contre leur gré ? Cela en France est justement impensable, car nous croyons dur comme fer que décréter une seule catégorie de citoyens sur le papier revient à en faire une réalité.

Le racisme structurel touche à la façon dont se sont construites les institutions, à leur histoire dans le temps long. A ce titre, l'histoire de certaines professions (je pense aux travailleurs sociaux, mais d'autres exemples peuvent être trouvés) et leur instrumentalisation par l’État, est intéressante. En France, il n'y a qu'à observer les politiques publiques qui ont été mises en place contre le racisme ou les discriminations, pour "l'intégration", ou en direction des quartiers populaires. Tout a été fait pour dépolitiser la question raciale, pour déposséder les acteurs de leurs propres luttes et les mettre sous tutelle. Ainsi des agendas, des modes d'action, et des réponses importées par certains associations - dont SOS racisme reste la plus emblématique - agissant uniquement en fonction des intérêts stratégiques du PS.

Quelle a été la réponse politique qui a été apportée depuis des décennies aux violences policières, aux bavures, aux contrôles au faciès ? Nous sommes là au cœur même de la question du racisme d’État. Et la réponse est toujours la même, systématiquement la défense de la police comme corps, bras armé de l’État (donc du Capital), toujours la défense de la violence légitime. Jamais la défense de la justice.

Plus que jamais aujourd'hui on observe cet acharnement dans le discours dominant - pourtant toujours faussement paternaliste envers ceux à qui il confisque la parole - à détourner le sens des mots, à les vider de leur substance en les usant jusqu'à la corde, ou au contraire parfois à les faire disparaître, et avec eux ce qu'ils avaient de porteur d'émancipation (qu'est-il advenu par exemple du terme "exploitation", qui paraît suranné aujourd'hui ?). Tout est fait pour diaboliser l'antiracisme politique, lui refuser sa singularité, ses mots d'ordre et ses priorités politiques, sa dimension intellectuelle, pourtant fort riche et diverse, ses contradictions et ses apories aussi. Bref, tout un discours dominant s'est construit autour du refus de l'agenda et des thématiques que les racisés ont décidé de mettre à leur ordre du jour, cherchant le plus souvent à les décrédibiliser en les traitant de "communautaristes", mot-valise devenu creux, assené histoire de clore le débat comme on sortirait un joker de sa manche.

Quelle erreur de croire que parler de races c'est faire preuve de racisme, quel dévoiement de parler de "racisme anti-blancs" concernant une partie du mouvement de l'antiracisme politique (dont Houria Bouteldja est l'épouvantail le plus commode, car en plus d'être indigène elle est femme, donc cumule les tares). Le racisme anti-blanc n'existe pas, simplement car les conditions sociales et structurelles de son existence n'existent pas, puisque nos sociétés occidentales ont mis en place les conditions de la domination blanche, et ce depuis des siècles, la partie la plus visible étant les politiques coloniales et post coloniales, la partie moins visible étant que ces politiques perdurent mais sous d'autres formes. Qui sait par exemple que la gestion des politiques de logement en direction des travailleurs immigrés dans les années soixante a été confiée à des anciens de l'administration coloniale "recyclés", qui passaient pour des experts dans la gestion de ces "populations", important pour les réutiliser les grilles de lecture et les catégorisations coloniales ? [1]

Depuis des décennies un courant puissant - et me semble-t-il spécifiquement français sous cette forme - consiste à dépolitiser la question raciale et tenter de la rabattre sur une dimension strictement morale, donc individuelle, donc sans débouché politique possible. Spécifiquement français car lié à nos concepts d'universalité et de république, et à la façon particulière dont cela s'incarne dans nos institutions au cours de notre histoire récente. L'antiracisme politique se place en dehors des considérations morales pour entrer dans le champ de l'action politique, et c'est d'ailleurs ce qui le rend si gênant aux yeux de tant.

Chercher à déconnecter le mouvement de l'antiracisme politique d'autres luttes, comme s'il ne s'inscrivait pas comme une force de proposition et d'implication dans le champ social au sens large, comme s'il n'avait rien à dire concernant la géopolitique, l'éthique, l'histoire, le capitalisme, les luttes sociales et syndicales, les conditions de la convergence des luttes, c'est dénier la possibilité à ses membres d'être des acteurs politiques et d'énoncer leurs luttes.

Pour toutes ces raisons l'existence de toute la mouvance de l'antiracisme politique est salvatrice. Un espoir de transformation radicale dans un monde de merde.

[1] A ce sujet, je renvoie à un article passionnant de Françoise de Barros, "Des Français musulmans d'Algérie" aux "immigrés", l'importation des classifications coloniales dans les politiques de logement en France (1950 - 1970), Actes de la recherche en sciences sociales n°59, avril 2005, p.26-45

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