Les deux intervenantes principales dont le propos est ici retranscrit sont Cécile Bardet, juriste internationale et fondatrice de l'ONG We are not Weapons of War (WWoW), et Cécile Allegra, réalisatrice et co-fondatrice de l'association Limbo. Puis suit une courte intervention de Jacqueline Deloffre, responsable de la Commission Droits des femmes à Amnesty International, qui malheureusement ne pouvait pas rester plus longtemps. A la fin du texte, j'ai tenté de résumer les interventions et les questions posées par public pour clore cette première partie qui était consacrée aux raisons poussant les femmes à l'exil et la vulnérabilité vécue pendant l'exil.
Cela m'a demandé beaucoup de temps et de travail, donc je vous avoue que je ne sais pas quand j'aurai le temps de retranscrire la deuxième partie de la conférence, qui portait sur "La nécessité d'un accueil à la fois global et personnalisé en France pour les femmes exilées", et qui était tout autant passionnante. Bonne lecture !
(suite du précédent billet)
Cécile Bardet, juriste internationale et co-fondatrice de l’ONG We are note weapons of war : au sujet du viol de guerre.
Cécile Bardet a commencé à travailler comme juriste internationale. Elle est spécialiste des questions des crimes de guerre, de la criminalité transnationale, et de la justice post-conflit. Elle a co-fondé WWoW (We are not Weapons of War) en janvier 2014, afin de faire avancer les choses autour de la question des violences faites aux femmes durant les conflits, en particulier le viol et des violences sexuelles comme armes de guerre. La création de WWoW trouve sa raison d’être dans la volonté de travailler et de faire évoluer la situation autour de ces questions.
Le lien vers le site WWoW est ici : http://notaweaponofwar.org/
Cécile Bardet a commencé par rappeler que crimes de guerre et crime organisé sont intrinsèquement connectés, que l’un ne peut exister sans l’autre. L’exemple le plus criant et le plus actuel étant la Libye, pays clef car étant un des principaux points de passage des parcours migratoires vers l’Europe. La Libye est devenue une véritable plate-forme migratoire et de trafics divers.
Le viol de guerre :
[Nota bene : sous ce vocable, j’entends ici le viol à proprement parler, mais aussi les mutilations sexuelles, l’esclavage sexuel, les grossesses forcées, les stérilisations forcées, la prostitution forcée, ou toute autre forme de violence sexuelle. Par souci de simplification lors de la rédaction, j’utiliserai le terme générique de « viol de guerre ». Cependant ce terme recouvre toutes les violences sexuelle sus-citées. Je m’excuse par avance de cette simplification. NdA]
Lorsque Cécile Bardet a travaillé en Bosnie au moment de la fin du conflit et des procès internationaux qui l’ont suivie, elle a pu observer l’omerta qui régnait autour de la question du viol de guerre, le manque d’information dont disposaient les enquêteurs, et le manque de compréhension des différents interlocuteurs à ce sujet.
Le viol de guerre est une arme très ancienne, qui a toujours existé dans tous les conflits. Sa portée symbolique est très puissante, et il est porteur d’une véritable dimension militaire et stratégique. Depuis que la justice internationale existe, cette question n’est jamais abordée, ni à Nuremberg, ni par la suite lors d’autres procès. Des avancées récentes sont à noter dans la reconnaissance en tant que crime de guerre lors des procès de la CPI (Rwanda, Bosnie), mais ces reconnaissances restent largement insuffisantes. Pourtant, les articles 7 et 8 des statuts de la Cour Pénale Internationale stipulent que les viols de guerre sont constitutifs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Les statuts de la CPI sont consultables ici : https://ihl-databases.icrc.org/dih-traites/intro/585
Le viol de guerre et les violences sexuelles ne sont pas uniquement liés à la question du genre ou des droits des femmes. Ils ne résultent pas de certaines « cultures » où les violences faites aux femmes seraient plus importantes, et où par conséquent ils seraient plus utilisés lors des conflits qu’ailleurs. En période de guerre, les violences sexuelles et le viol sont utilisés partout, et le plus souvent par toutes les parties (il est à noter que dans certains conflits les hommes en sont aussi massivement victimes, comme en Syrie).
Lors des guerres, le corps des femmes devient un enjeu militaire et symbolique, ce qui le transforme en un véritable champ de bataille. Les viols sont discutés, ordonnés en haut lieu, avec des objectifs stratégiques. Le viol est une arme à action lente, car les personnes victimes ne sont pas tuées, mais l’impact psychologique est énorme. Il touche les femmes, mais par ricochet il impacte toute la communauté à laquelle elles appartiennent, visant à la détruire, à en détruire les fondements et les liens sociaux. La honte sociale est immense et enferme les victimes dans le silence, par peur de jeter l’opprobre sur toute la famille ou la communauté.
Le viol de guerre est un véritable acte de torture, et à ce titre il doit être reconnu comme tel dans le droit de l’asile.
Les objectifs du viol de guerre sont multiples. Ils peuvent être :
- économiques (Congo),
- de terreur, la peur faisant fuir les populations avant même l’arrivée des troupes ennemies (Syrie)
- de nettoyage ethnique (Bosnie-Herzégovine).
Mais le viol est surtout une redoutable arme de guerre car il pousse des populations entières sur les routes, contraintes de fuir pour ne pas avoir à en être victimes (Congo, Syrie). C’est donc une cause d’exil et de déplacements de population très importante. Il est à l’origine de déclins démographiques, par la destruction des organes génitaux des femmes, et il détruit le tissu social et familial, notamment à cause des naissances d’enfants issus de ces viols.
Cécile Bardet a alors posé la question de l’action internationale. Des directives nationales et internationales existent, mais avec quels effets, quelle efficacité ? Quelles actions sont mises en place ? Quelle place a cette question lors des reconstructions et des réconciliations post-conflit ?
Cécile Bardet a ensuite rappelé que les femmes sont des victimes, mais qu’elles n’en restent pas moins des actrices de leur propre destin. Elles ne cherchent pas la pitié ni la charité, mais la reconnaissance de leurs droits. D’où l’importance de les impliquer et de leur laisser la parole. Il faut arrêter de toujours vouloir parler à leur place !
Un protocole international d’enquête a été mis en place depuis le sommet de Londres en 2014. Il vise à faciliter les conditions d’audition des victimes, et de recueil de leurs témoignages. Cela requiert du temps : les victimes parlent, mais dans un certain cadre et au bout d’un certain temps, qui peut être parfois très long. Certaines femmes témoignent au bout de plusieurs années, certaines jamais. Comme la justice prend mal en compte ces questions, la parole de ces femmes peut être remise en question.
Lien vers la page du Sommet mondial de Londres pour éliminer la violence sexuelle dans les conflits armés : https://europe-liberte-securite-justice.org/2014/06/25/le-sommet-mondial-a-londres-pour-eliminer-la-violence-sexuelle-dans-les-conflits-armes/
Par ailleurs, il ne faut pas laisser de côté la dimension médicale de ces problématiques, en plus de l’accompagnement psychologique. Un travail de reconstruction du corps est nécessaire en plus de la dimension psychique. Il faut donc repenser l’accompagnement des femmes victimes de viols de guerre de façon à en avoir une approche « holistique ».
Au sein de l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides), chargé de recueillir les témoignages des demandeur.se.s d’asile, les agents ne sont pas formés pour aborder les questions liées aux violences sexuelles, pas plus que les enquêteurs de la Cour pénale internationale. Comment s’adresser aux victimes ? Comment « décoder » les récits des femmes ayant été victimes de viols et de violences sexuelles ?
Les personnes travaillant sur cette question sont confrontées à deux types de problématiques :
- la question des chiffres : beaucoup de chiffres sont non sourcés. Il y a un vrai travail à effectuer sur cette question.
- La fédération et la coordination des acteurs de terrain auprès de ces femmes.
Beaucoup de personnes sont conscientes et se sentent concernées, mais une approche globale reste difficile. Le travail et l’accompagnement auprès de ces femmes reste morcelé et parcellaire. Il y a peu de suivis des parcours individuels dans leur globalité, on sait peu ce qui se passe pour ces femmes étape par étape, on dispose souvent de morceaux de récit, mais il est difficile d’avoir une approche globale de leur parcours. Par ailleurs, elles n’ont pas envie de répéter leur récit à chaque nouvel interlocuteur lors de leur parcours de demandeuse d’asile. Il y a donc un nécessaire travail de simplification des protocoles à effectuer.
Cécile Bardet plaide également pour la création d’une plate-forme pour échanger et réunir les expertises, et les rendre accessibles au plus grand nombre, professionnel.le.s et bénévoles.
Cécile Allegra, réalisatrice et fondatrice de l’association Limbo : au sujet de la torture et du trafic d’êtres humains.
Cécile Allegra est co-réalisatrice du documentaire « Voyage en Barbarie », qu’elle a réalisé avec Delphine Deloget. Elle est également co-fondatrice de l’association Limbo, qui vient en aide aux enfants et aux jeunes adultes réfugiés ayant été victimes de torture.
Le lien vers le site du documentaire est ici : https://voyageenbarbarie.wordpress.com/
Le lien vers le site de l’association Limbo est ici :
https://limboassociation.wordpress.com/lassociation/
Cécile Allegra a commencé à travailler au Darfour lors du conflit qui se déroulait alors au Soudan. Puis elle a progressivement commencé à enquêter sur l’existence de camps de torture pour migrants, situés le long des routes migratoires, notamment dans le désert du Sinaï. Elle a découvert l’ampleur du trafic d’êtres humains qui s’y déroule, de façon très organisée. Dans les « warehouses » (littéralement, « entrepôts », « lieux de stockage ») où elles sont enfermées parfois pendant des mois, les personnes sont enchaînées et torturées quotidiennement. Les ravisseurs et bourreaux appellent leurs familles en direct pendant qu’ils les torturent afin d’obtenir des rançons très élevées. Le viol fait évidemment des actes de torture utilisés sur les femmes détenues. Il est quotidien et collectif.
La torture et le viol systématiques des exilé.e.s remontant le Nil depuis l’Erythrée en passant par le Soudan et l’Egypte génère des revenus énormes alimentant la criminalité et les divers trafics (d’armes, de stupéfiants, d’êtres humains). Le lien entre trafiquants d’êtres humains et criminalité organisée transnationale n’est plus à démontrer.
Pour plus de précisions je ne peux que vous conseiller de regarder le documentaire dont Cécile Allegra et Delphine Deloget sont les auteures, il est édifiant. J’ai trouvé un lien ici :
Depuis 2009 les Erythréens, surtout des jeunes gens, qui fuient massivement une dictature dans laquelle le service militaire est obligatoire et à durée indéterminée (c’est-à-dire à vie), sont victimes de ces filières lorsqu’ils tentent de rejoindre la Méditerranée. Depuis les frappes contre l’Etat islamique débutées en 2014 au Sinaï, où ils étaient auparavant pour beaucoup détenus, les ravisseurs se sont adaptés. Ils vont donc les « prélever » à la source, en amont de leur parcours migratoire, selon un mode opératoire bien rôdé (kidnapping, transport, détention). Les warehouses se sont multipliées à Assouan (Egypte) mais aussi au Soudan, au Yémen, et en Libye. Depuis la fermeture des warehouses dans le Sinaï, on estime par exemple à environ 450 le nombre de warehouses en Libye. Ce sont de véritables lieux de stockage, où les personnes attendent d’être achetées et vendues selon des « cotes » précises (âge, sexe, pays d’origine).
Les Erythréens empruntant ces routes de longue date, et les expatriés érythréens réfugiés en Europe étant nombreux et parfois installés depuis plusieurs années, les rançons les concernant sont très élevées. Cela crée de la paupérisation au pays, mais aussi au sein des expatriés. Des familles entières sont obligées de vendre tous leurs biens, et souvent d’emprunter à des proches des sommes importantes d’argent pour pouvoir régler les rançons afin de voir un membre de leur famille libéré.
De nos jours, ce trafic d’êtres humains s’est agrandi et concerne également les Soudanais, notamment les Darfouriens, les Tchadiens, les Nigériens, les Ethiopiens, les Somaliens, mais aussi depuis peu les Centrafricains, les Sénégalais, les Ivoiriens, les Maliens, qui convergent vers la Libye dans l’espoir d’atteindre la Méditerranée pour venir en Europe. De plus en plus de gens participent au trafic, allant du « petit » trafiquant avec sa camionnette, aux gros trafiquants et à la grande criminalité, capable de faire fuir les capitaux selon des circuits bien huilés. On peut évidemment faire le lien entre ces trafics et le terrorisme international, qui nécessite des afflux importants de capitaux.
Cécile Allegra a également rappelé que la majorité des migrants obligés au départ et à l’exil ne souhaitent pas venir en Europe.
Enfin, Cécile Allegra a abordé les conséquences de ces trafics sur les femmes. Les femmes paient d’un prix incommensurable leur exil. Pour elles, le viol a lieu dès « la source ». C’est-à-dire que pour passer la frontière pour sortir de leur pays, elles sont souvent déjà violées. Puis sur la route, lors des différents transits et reventes de passagers par les trafiquants lors desquelles elles sont emmenées de lieu en lieu, puis dans les warehouses, puis sur les routes du Nord de l’Afrique, et enfin pour obtenir la possibilité de traverser la Méditerranée. A tel point que nombreuses sont celles qui voient leurs organes génitaux littéralement détruits.
Jacqueline Deloffre, Amnesty international France : conclusion de cette première partie de la conférence.
Jacqueline Deloffre a rappelé le travail d’Amnesty international en matière de droits des femmes, notamment grâce à la Commission Droits des femmes dont elle est responsable.
Pour illustrer le propos sur le viol comme arme et comme outil de pression sur les femmes migrantes, Jacqueline Deloffre a évoqué le viol systématique des femmes migrantes mexicaines. Le passage de la frontière américano-mexicaine est tenu par les cartels. Dans la lutte contre les cartels, pour obtenir des informations, la police mexicaine prend des femmes au hasard, qui sont violées systématiquement pour les faire avouer.
Jacqueline Deloffre a également rappelé que le viol comme arme de guerre était utilisé dans le but de détruire les sociétés auxquelles ces femmes appartiennent.
Beaucoup d’enfants nés de ces viols cherchent à savoir leur origine. C’est pourquoi il faut énormément de temps pour que la parole de ces femmes émerge, c’est un travail de longue haleine.
Echanges avec le public:
[NB : ma prise de notes ne précise pas qui parle entre public et intervenants présents lors de cette première table ronde. Je ne peux pas attribuer les prises de paroles à leurs émetteurs ou émettrices, j’en suis désolée.]
Il a été rappelé que bien souvent lors du parcours migratoire des femmes, certains des viols et des violences sexuelles subies par les femmes sont le fait des forces de police et de sécurité : au Soudan, Soudan du sud, Libye, Egypte, mais aussi en Italie.
En Libye, en plus des camps des trafiquants, les femmes sont victimes de violences dans les camps des « autorités ». L’instabilité en cours dans le pays depuis des années rend impossible les enquêtes d’ONG, qui sont obligées de travailler dans la clandestinité, et ne sont plus présentes officiellement. La situation est similaire au Soudan et l’était dans le Sinaï en Egypte avant la guerre civile.
Le viol de guerre n’est reconnu que de façon parcellaire par l’ONU, en fonction des dates de conflit et de la date des violences sexuelles, c’est-à-dire qu’un viol ayant lieu après la fin « officielle » du conflit par exemple, ne sera pas considéré comme un viol de guerre, quand bien même des représailles continuent d’avoir lieu.
Une des intervenantes (Cécile Bardet je crois), a affirmé que pas une seule personne traversant la Méditerranée par la route libyenne n’échappe à la violence, à la torture, et au viol ou aux violences sexuelles pour les femmes. Il est donc absolument indispensable de changer le processus d’accueil.
Sur la vulnérabilité des femmes et le fait de les considérer comme des « victimes », une intervenante a demandé une clarification sur le propos de Cécile Bardet, qui affirmait qu’il ne fallait pas les considérer uniquement comme des victimes en demande de charité. Elle a pu repréciser son propos en affirmant que bien entendu les femmes sont des victimes, sont vulnérables, mais qu’il ne faut pas les réduire à cette condition, et qu’il faut leur donner les moyens de s’exprimer par elles-mêmes et de reprendre leur destin en main, de s’organiser, bref, leur permettre de devenir des sujets politiques à part entière.
La question de la condition faite aux femmes en Afrique occidentale a été abordée par une femme du public. En effet, certaines femmes sont abandonnées par leur mari qui émigre en Europe, et parfois s’y remarient et refont leur vie. Elles ne peuvent pas divorcer. Elles ont peur de la pression sociale, souffrent en silence, et parfois en tombent malades. Elles sont parfois obligées de migrer dans les pays voisins pour prendre en charge leur famille restée au pays. Or ce sujet est très rarement abordé.
Enfin, les échanges avec le public se sont terminés sur une question devant amener à une véritable réflexion : comment fédérer les mouvements et associations qui travaillent auprès des femmes victimes de violence ? Comment mieux donner la parole aux femmes migrantes afin qu’elles puissent pleinement devenir des sujets de droits et non uniquement des victimes à la place desquelles on parle ? Le Centre Hubertine Auclert a été évoqué comme une piste de modèle à suivre, car c’est une tentative de créer plate-forme régionale de ressources et d’échanges autour des questions de l’égalité femmes-hommes et des violences faites aux femmes.
Le lien vers les missions du Centre Hubertine Auclert est ici : http://www.centre-hubertine-auclert.fr/les-missions
Une participante du public a fait remarquer la faiblesse des réseaux, et du fonctionnement en réseau en France, comparé aux pays anglo-saxons qui sont bien plus en avance sur cette question de la mutualisation des informations et des ressources.
Cécile Bardet a fait savoir que WWoW cherche à apporter ce travail d’expertise qui serait diffusable au plus grand nombre, et réutilisable par les acteurs et actrices de terrains travaillant avec les femmes migrantes victimes de violences sexuelles.
Il a été rappelé l’importance de travailler de façon « multisectorielle », c’est-à-dire en faisant travailler ensemble médecins, associations féministes, militants pro-migrants, et bien entendu migrant.e.s eux/elles-mêmes, afin de ne pas négliger l’importance des questions culturelles dans ces problématiques.
Enfin, il a été rappelé que la liberté de mouvement, le droit d’habiter le pays ou le lieu de son choix, est une liberté fondamentale qu’il faut absolument continuer à défendre sans relâche.