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Il faut ici distinguer d’un côté la démocratie qui est le gouvernement de tous et de l’autre la République, le gouvernement d’une élite politique. La République signifie, le règne de la loi égale pour tous, et repose sur l'idée que l'inégalité sociale sera corrigée par la domination absolue de l'universel sur le particulier. « La république est l’idée d’un système d’institutions, de lois et de mœurs qui supprime l’excès démocratique en homogénéisant État et société »1. Elle ne fonctionne donc que lorsqu'un espace public transcende la société, ses divisions et ses inégalités, c'est une société fragile, où les liens qui unissent les hommes sont d'abord juridiques et politiques. Pour Platon, la république c’est « le nom du gouvernement qui assure la reproduction du troupeau humain en le protégeant contre l’enflure de ses appétits de biens individuel ou de pouvoir collectif »2.
Cette dissociation résulte de la distinction entre une sphère publique et une sphère privé entre d’un côté le politique et de l’autre la société civile. Pour Rancière, ces deux sphères publique (qu’il nomme « police ») et privée (« politique ) ne sont séparées que pour permettre la domination du publique sur le privée, de l’universel sur le particulier, de la République sur la démocratie. Or pour lui la démocratie ne peut être la domination de l’universel sur le particulier, d’autant plus que cet universel est sans cesse privatisé.
Rancière différencie la «police » du « politique » qui seraient confondues par la pensée philosophique classique sous le concept de politique. Attention le terme politique pour Rancière n’a pas le même sens que celui qu’on lui attribut couramment. Le terme de politique (Politikos), désigne le plus souvent (1) ce qui est relatif aux affaires publiques, (2) cela correspond aussi à l'exercice du pouvoir, l’art de gouverner la société, ici la politique apparaît donc comme un métier.(3) Le terme politique peut également correspondre a une action, une stratégie, (4) enfin elle peut désigner la personne : le politicien ou la politicienne. Ainsi on peut se dire « contre la politique » (a personne qui exerce le pouvoir comme métier : les politicien.ne.s), parce qu’on juge non légitime les élus, et/ ou parce qu’on est contre le principe de représentation, tout en revendiquant le fait de se mêler de la politique, c’est à dire de ce qui nous concerne toutes et tous. De la même manière on peut se présenter comme « apolitique » ou plutôt « a-partisant » tout en participant a une action (manifestation/ assemblée ...), ce qui est par essence politique. Rancière lui définit, d'un côté la « police », comme la gestion étatique de l'ordre "naturel" de la domination, reposant sur la distribution hiérarchique des places et des fonctions (la république), de l'autre la politique, comme étant la contestation de cet ordre établit par lequel les individus se déclarent doués d’une égale intelligence (la démocratie). Le peuple se retrouve ainsi devant deux systèmes de propriétés privées et publiques. Le privé est propriété d'un individu ou d'une personne morale (une compagnie privée), quand au public, il est propriété de l’État et administré par la bureaucratie. Pour Rancière, « la sphère publique ainsi prétendument purifiée des intérêts privés, elle est aussi bien une sphère publique limitée, privatisée, réservée au jeu des institutions et au monopole de ceux qui les font marcher. »3 Or ce contexte de dépossession cause de l’individualisme moderne rend la démocratie (directe) impossible ou impensable, puisque aucune de ces deux sphères ne nécessite ni même n’encourage la démocratie (directe), ou l'anarchie.
Pour Rancière « tout État est oligarchique », pour lui il ne peut y exister de gouvernement démocratique : « La démocratie n'est ni cette forme de gouvernement qui permet à l'oligarchie de régner au nom du peuple, ni cette forme de société que règle le pouvoir de la marchandise. Elle est l'action qui sans cesse arrache aux gouvernements oligarchiques le monopole de la vie publique et à la richesse la toute-puissance sur les vies »4.Il ajoute que « la démocratie n’est ni une société à gouverner, ni un gouvernement de la société, elle est proprement cet ingouvernable sur quoi tout gouvernement doit en définitive se découvrir fondé.»5
Par ailleurs il qualifie la République « d’État gestionnaire » du surplus démocratique. En effet selon lui la « police » tend a accaparer toute l'activité politique légitime et disqualifie tous modes d'actions politiques extérieures au fonctionnement de l'État et de ses institutions. Donc ou les excès du « démos » s’inscrivent dans des formes instituées et prévus par le droit, ou ils n’ont pas lieu d’être. D’où la diabolisation et la répression constante de tous mouvements sociaux (gilets jaunes, nuit debout, ...) ou formes d’organisations qui sortiraient du cadre légale et insuffleraient un regain d’intérêt pour des pratiques d’auto-organisation ou de prises de décision voir de vie collective (ZAD :zones a défendre) ...
Si les élites politiques tentent tant bien que mal de maintenir l’illusion de la représentation politique c’est parce que cela menace leurs « légitimité », leurs places (statut) en tant qu’élus dans le jeu politique et donc finalement leur pouvoir. Si il arrive aussi que les portes paroles leader désigné ou auto désigné de mouvement sociaux, le fassent, ce n’est pas pour maintenir leurs place dans la politique institutionnel (puisqu’il en ont pas) mais pour s’en faire une (ambition personnels ).
Chantal Mouffe une universitaire proche du parti Podemos en Espagne dit a ce propos de Nuit Debout : « occuper une place ne suffit pas. Si les manifestant veulent avoir un impact politique et être en mesure de transformer le réel, il va falloir qu’ils s’organise d’une manière un peu plus verticale. (...) passer par l’engagement des institutions politiques et étatique (..) je crois à la nécessité d’un leader. Il n’y a pas de démocratie sans représentation, car c’est elle qui permet la constitution d’un peuple politique (...) c’est en se donnant des représentant qu’un peuple se construit. C’est autour du leader que se cristallise le nous »6.
Des propos similaires ont été tenu par d’autre et aussi en ce qui concerne le mouvement des gilets jaunes. On reproche souvent au mouvements sociaux de ne pas formuler de propositions claires ou de ne pas avoir de porte parole avec qui le gouvernement pourrait dialoguer. Cette critique est souvent exprimé par ceux (élus, portes paroles ou leader auto désignés) qui cherchent à prendre le contrôle d’une mobilisation ou d’un mouvement social, ainsi « il devient plus facile de discipliner les troupes et d’en exclure les dissidents. »7 La nomination de représentants élus ou de portes paroles est présentée comme une nécessité et ou comme la seule solution raisonnable entre le sociale (les mouvements sociaux) et le politique (les élections et le gouvernement). Le mouvements sociaux sont aussi souvent réduit comme des critiques faciles purement négatives et peu constructives et cela surtout tant qu’ils ne se traduisent pas par un ralliement a un partis ou par l’élaboration d’une candidature électorale propre. Si les mouvements sociaux ne jouent pas le jeu de l’élection, ou du dialogue avec le politique ils seraient condamnés à l’impuissance de plus « ils auraient la responsabilité, voir le devoir moral et politique, de se mettre au service du parti (et même d’un chef), seule force qui peut « gagner »,seul véhicule crédible du projet de transformation et de justice sociale. »8. Il arrive aussi que les politiques voyant qu’il ne parviennent pas a « récupérer » un mouvement social à leur compte, à des fin électorales, dénigrent celui-ci voir encouragent la répression policière. Or « plus le peuple se voit offrir des occasions de s’exprimer par les canaux institutionnels bien contrôlé par l’aristocratie élue, moins les débordements et la turbulence paraissent légitime »9.
Pour autant les participants au mouvement des gilets jaunes ou de nuit débout sont restés plutôt hostile a toute forme de récupération, d’incarnation politique que se soit par le biais d’une personne ou d’un partis. On se souviens par exemple du cas de Ingrid Levavasseur qui s’était présentée aux élections municipales à Louviers (dans l’Eure), ce qui lui a valu de recevoir des menaces et autres insultes sexistes, mais aussi certaines critiques qui témoignent, d’un refus que quiconque parle au nom du mouvement ou se présente comme son représentant. Il y a aussi eu le cas de représentants régionaux nommés après un vote sur internet qui ont aussitôt été récusés, ou le refus que certains « représentants » participent a une réception a Matignon. Si les mouvements sociaux se méfient de la représentation politique c’est aussi parce que de nombreux exemple comme Chavez au Venezuela, Lula au Brésil, Morales en Bolivie ou le parti Podemos en Espagne, on souvent démontrer que quelque soit les personnalités élus, une fois au pouvoir deviennent des gouvernements comme les autres qui ne tiennent pas leurs promesses. Pour Benjamin Constant « aussitôt qu’un homme passe par l’élection de la classe des gouvernés dans celle des gouvernants, il prend l’intérêt de ces derniers (...) cette difficulté n’est point levée par le système représentatif ; vous choisissez un homme pour vous représenter, parce qu’il a le même intérêt que vous, mais par cela même que vous me choisissez, votre choix, le plaçant dans une situation différente de la vôtre, lui donne un autre intérêt que celui qu’il est chargé de représenter. »
Pour Francis Dupuis-Déri, « très souvent, on constate d’ailleurs que la mobilisation populaire ou le mouvement social se délite et s’éteint dès que certaines de ses demandes sont entendues par les autorités et que celles-ci font semblant d’y répondre, même partiellement. Formuler des demandes a aussi pour effet de limiter considérablement l’imaginaire socio-politique, puisqu’une multitude d’aspirations, on le sait, semble irrecevables aux yeux des parlementaires et des partis. De toute façons, l’autonomie ne se demande pas, car elle ne se donne pas : elle se déploie dans l’action, ici et maintenant, c’est à dire dans des espaces où les gens se rencontrent, discutent et développent ensemble leur capacité d’agir. »10
Enfin, que se soit les gilets jaunes, nuit debout ou plus ancien, le mouvement des indignées, témoignent de l’envie des citoyens d’être davantage associés aux prises de décision (démocratie participative) d’un besoins de débattre ensemble (démocratie délibérative) si ce n’est de auto-organiser et de se gouverner soi-même (démocratie directe). Et affirmer que si cela ne se traduit pas par une participation au jeu politique traditionnel, ces mouvements n’engendrent aucun changement, aucune évolution sociétale, bref qu’il sont condamné à l’impuissance est faux. « Le sociologue Eduardo Romanos rappelle pourtant qu’un mouvement social est bien plus que cela, puisqu’il s’agit d’une force politique en soi, qui peut provoquer des changements locaux ou globaux, exprimer des valeurs et des intérêts, développer de nouveaux codes culturels, offrir la possibilité d’expérimenter de nouvelles pratiques politiques ( organisation, action, etc.), et repenser la démocratie et la vie concrètement. »11 En faite la politique (comme pouvoir d’agir) existe en dehors du politique (du gouvernement et des institutions), abolir l’État ce n’est faire disparaître la politique c’est précisément le contraire.
Selon Rancière le propre de la démocratie tient justement dans l’existence d’une vie politique qui échapperait au monopole du gouvernement savant. République et Démocratie sont donc en lutte permanente pour l’accaparement de la légitimité. La République laisse ainsi plus ou moins de marge de liberté à la démocratie, car elle redoute tous mouvements de contestation, qui remettrait en cause la légitimité étatique, c’est pour cela qu’elle s’applique à réduire les espaces de la politique, quitte à effacer la politique elle même. Car le simple fait que ces espaces de liberté existent peut conduire à ce que de plus en plus de citoyen.ne.s questionnent la légitimité voir remettre en cause l’existence de la République. Selon lui le souhait inavouable de l’oligarchie c’est de gouverner mais sans peuple, et donc gouverner sans politique. Et c’est en inventant des institutions supra-étatiques (comme l’Europe), qui ne sont pas véritablement des États puisque elles ne sont redevable d’aucun peuple, que l’oligarchie gouvernante parviendrait à ses fins, c’est à dire dépolitiser les affaires politiques et les placer en des lieux qui ne laissent aucun espace à l’exercice de la démocratie.
Il n’y a pas ainsi à proprement parlé de démocratie, les sociétés aujourd’hui comme hier font toujours le jeu des oligarchies qui tentent de dépolitiser la sphère publique, ou de la privatiser. De plus le pouvoir s’exerce toujours de la minorité sur la majorité. «Nous ne vivons pas dans des démocraties. (...) Nous vivons dans des États de droit oligarchiques c’est à dire dans un état où le pouvoir de l’oligarchie est limité par la double reconnaissance de la souveraineté populaire et des liberté individuelles (...) Une « démocratie » serait en somme une oligarchie qui donne à la démocratie assez d’espace pour alimenter sa passion »12. Selon Inès Fauconnier: « La démocratie est un commencement dont la République est l'aboutissement toujours inachevé »13. Mais la tension entre l'idéal de la participation directe des citoyens et la représentation n'est jamais définitivement éliminée et c’est précisément le fait de remettre en cause cette démarcation chaque jours un peu plus, qui est selon Rancière est la manifestation de la vie politique (au sens qu’il donne au mot) et démocratique.
1 Jacques Ranciere, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
2 ibid.
3 Jacques Ranciere, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
4 ibid.
5 ibid.
6 https://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20160422.OBS9048/nuit-debout-et-le-refus-du-leader-occuper-une-place-ne-suffit-pas.html
7 Francis Dupuis-deris, Nous n’irons plus aux urnes, Lux 2019, cit. p.170.
8 Francis Dupuis-Deri, la peur du peuple, cit. p.193.
9 ibid, cit. p.209.
10 Francis Dupuis-Déri, La peur du peuple Agoraphobie et agoraphilie politique, Humanité, 2016, cit. p.171.
11 ibid, cit. p.195-196
12 ibid.
13 Inès Fauconnier, La République, une nécessité pour la démocratie