« De toutes les illusions modernes, le bulletin de vote a certainement été la plus puissante. D’ailleurs, la plupart des gens y croient. » Lucy Parsons, 1905
L’élection permet la désignation de représentants supposés résulter de la volonté du plus grand nombre et qui bénéficient à ce titre d'une légitimité démocratique leur autorisant à exercer le pouvoir que le peuple (l’ensemble des citoyen.ne.s) leurs confit (délégation du pouvoir) sur un temps limité et préalablement fixé. Ainsi le peuple par le vote transfert son pouvoir et accepte sur ce temps de ne pas exercer son pouvoir politique en dehors du cadre prévu. Le citoyen est seulement "autorisés" à voter puis à observer ou surveiller les représentants en se tenant informés de leurs principaux faits et gestes, il ne peut donc s’occuper des affaires de la cité à moins d’être lui même élu. Toute la question est de savoir si la représentation est d’origine démocratique, ou si du moins elle suffirait à en garantir l’existence ? Représentation et démocratie ne sont-il pas deux choses différentes ?
Pour Schumpeter la démocratie consiste bien en la désignation de gouvernants par le biais des élections, la démocratie est « un système institutionnel aboutissant à des décisions politiques, dans lequel des individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces décisions à l'issue d'une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple ». En revanche pour Rousseau l’élection de représentants n’est pas a proprement parlé démocratique mais s’apparente d’avantage a une nécessité. Selon lui l'idéal démocratique n’est pas réalisable a l’échelle des grands États, il faut donc trouver des biais et des formes de substitutions et la représentation serait l'une d'entre elle.
Enfin pour Rancière la représentation est précisément l’exact opposé de la démocratie. Le problème selon lui réside dans le fait que l’élection, de par son existence suggère que certains citoyens seraient plus amènes que d'autres à exercer leur pouvoir, et que donc il serait plus « sage » que la grande majorité des citoyens délèguent leurs pouvoirs. Ainsi placer l’élection au centre de nos démocratie c’est acter qu’il existe une élite, bien plus compétente, bien plus politique, bien plus amène de s’occuper de la chose publique. Or pour Rancière, le propre de la démocratie tient justement dans l’exercice collectif du pouvoir. Selon lui, «le bon gouvernement, c’est le gouvernement de ceux qui ne désirent pas gouverner. Si il y a une catégorie à exclure de la liste de ceux qui sont aptes à gouverner, c’est en tout cas ceux qui briguent pour obtenir le pouvoir », « ceux qui aiment le pouvoir et sont adroits à s’en emparer ». Pour lui il n’y a pas de « gouvernement juste sans part de hasard, c’est à dire sans part de ce qui contre-dit l’identification de l’exercice du gouvernement à celui du pouvoir désiré et conquis ». Montesquieu écrit a ce sujet : « le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie »
Errico Malatesta va plus loin pour lui : « quand bien même il existerait des hommes dont la bonté et le savoir serait infinis, quand bien même le pouvoir gouvernementale irait aux plus aptes et aux meilleurs, et c'est là une hypothèse que l'histoire n'a jamais confirmée et dont nous pensons qu'il est impossible qu'elle ne le soit jamais, est-ce que le fait de détenir le pouvoir étatique ajouterait quoi que se soit a leur capacité de faire le bien ou est ce qu'au contraire cette capacité ne s'en trouverait pas paralysée et détruite par la nécessité où se trouvent les hommes à la tête du gouvernement de s'occuper de multiples choses auxquelles ils n'entendent rien et de gaspiller le meilleur de leur énergie à se maintenir au pouvoir, contenter leurs amis, tenir les mécontents en échec et mater les rebelles ? »
« Pour que la démocratie marche faut que les gens se pensent être vraiment en démocratie, moi aujourd'hui je ne suis pas sure que la France... je pense que la France s'éloigne un peu de la démocratie parce les gens ont de moins en moins le sentiment d'être dans une démocratie. Je pense que si les gens,... je porte même pas d'avis sur ce qu'est la France factuellement, démocratie ou pas, juste je pense que si les gens ont plus le consentement de se dire ont est en démocratie bah c'est peut être qu'il y a des choses à changer quoi », « plus de démocratie directe plus d'assemblée locales de décisions prises par les gens eux même quoi ! Je pense qu'aujourd'hui, on a la possibilité de faire des choses ou tout le monde s'impliquent directement, chacun à sa manière mais je pense qu'il y a moyen de le faire ce serait important je crois »1
Si Benjamin Constant dès le 19ème siècle distinguait la liberté des « anciens » et celle des « modernes » expliquant que si les grecs voyaient la liberté comme la possibilité de prendre part au processus de prise de décision (démocratie directe), les modernes (c’est à dire ces contemporains) à l’inverse considéraient la participation politique comme un fardeau une perte de temps et d’énergie, d’où le recourt aux représentants et a l’élection laissant d’avantage de temps pour la vie privée de chacun. Or d’une part on peut considérer que la surveillance des élus et une nécessité et un boulot un plein temps, et que d’autre part loin de se désintéresser de la politique (au sens large pas seulement institutionnelle), les citoyens aspirent à pouvoir peser d’avantage sur les prises de décision politique et ils n’ont jamais cessés de s’assembler, de débattre, de se mobiliser. Pour Francis Dupuis-Déri : « de multiples expériences d’assemblées populaires ont révélées que bien des modernes partageaient la conception de la liberté politique chère aux anciens, et se sentaient libre dans la mesure, où il participaient à des assemblées publiques et à des actions collectives : rassemblements et occupations, manifestations, émeutes et insurrections. Pour ces modernes, la représentation politique et les élections constituait une aliénation de leur liberté individuelle et collective. »2
Pour David Van Reybrouck le problème réside dans le fait que « nous avons réduit la démocratie à une démocratie représentative et la démocratie représentative à des élections »3. Selon lui s’accrocher aux élections reviendrais a enterrer la démocratie, seul la combinaison de l’élection et du suffrage par le sort permettrait d’éviter les excès : « le pur et simple tirage au sort menait à l’incompétence, la pure et simple élection à l’impuissance. »4 Rousseau à ce propos affirmait que le choix (l’élection) doit servir à remplir des places qui demandent des talents propres (comme les fonctions militaire), a l’inverse le sort convient aux fonctions où suffit la mobilisation « du bon sens, de la justice, et de l’intégrité », des qualités qui selon lui dans un État bien constitué, communes a tous les citoyen.ne.s.
L’élection apparaît donc d'avantage comme l'outil de l'aristocratie ou de la ploutocratie (le pouvoir des plus riches) que de la démocratie. En effet le suffrage a une double fonction, d'un côté il donne la possibilité d’élire n’importe qui ou plutôt l’illusion que n'importe qui peut prétendre gouverner, ce qui stimule raisonnablement les tendances démocratiques de la population. De l'autre celui-ci assure surtout la reproduction d’une oligarchie dominante légitimées par la désignation des urnes. Le discours de Sieyès à la suite de la révolution Française témoigne d’ailleurs de cette logique: « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »5
Enfin, comment imaginer un meilleur système de domination pour les élites dirigeantes que celui qui repose sur l’assentiment et la participation du plus grand nombre.
1 Entretient étudiant Licence 2 histoire
2 Francis Dupuis-Déri, la peur du peuple
3 David Van Reybrouck, contre les élections, Page 93
4 ibid
5 Discours du 7 septembre 1789, "Dire de l’abbé Sieyes, sur la question du veto royal : à la séance du 7 septembre 1789"