Dans une société policée l'école se doit de former des sujets configurés, formatés, plus rassurants que les citoyens rétifs, la mémoire, cette faculté réputée être l'apanage du plus gros des pachydermes, celui à trompe, y est considérée comme la faculté essentielle, voire suffisante. A l'exception qui confirme la règle, elle y est considérée plus indispensable que l'intelligence critique du renardeau fouineur à la mémoire plus sélective.
A cette école, par respect de sa personne et de son savoir, il faut avaler cru, comme à l'église l'hostie, ce que dit l'enseignant, il faut boire ses paroles et gober leur teneur. Dans un système auquel il n'y aurait pas d'alternative... retenir au plus près ce qui y est enseigné et le bien répéter est suffisant.
L'élève qui absorbe sans discuter est a priori estimé intelligent à cette école où l'on juge par l'inventaire de ce qui reste de l'appris et pas sur l'éventail de la pensée critique. A cette école, le méritant n'est pas le "discutailleur" qui, avant de l'avaler ou pas, mâche la nourriture à neurones avec les dents acérées du critique incrédule, le lauréat n'est pas celui qui questionne, conteste et empêche "d'écoler" en ronron, c'est celui qui écoute sagement, retiens, et répète... Pourtant je pense que l'on ne s'ouvre qu'à ce qui nous séduit, que l'on n'est attentif qu'à ce qui nous intéresse, qu'à ce que dans quoi l'on se complait, et que la mémoire ne retient que les messages qui la concernent.
Je n'insinue pas que les enseignants sont tous des cornacs ni qu’un bon élève du sérail écolier n'est qu'un éléphanteau bien dressé, mais je doute que ce dernier possède forcément l’intelligence qui lui permettrait de passer outre ce qui lui a été enseigné. Selon moi, l'épanouissement de l’intelligence dépend d’une pédagogie qui rend gourmand de savoir, qui titille la curiosité, qui ouvre vers l'inconnu. Hélas ! Pour des raisons souvent indépendantes des enseignants tenus par un programme imposé, elle n’est pas couramment dispensée à l'école cette culture pour cerveaux curieux qui, en République, devrait former l'esprit critique de futurs citoyens libres et sans carcans.
Je crois que si elles sont indispensables pour pouvoir les distinguer de ce que nos seules sensations nous transmettent, les connaissances scolaires ne concourent à l’intelligence que si elles conduisent au questionnement sans fin... A la suite du regretté Albert Jacquard, j'estime que l'intelligence est la faculté d'admettre que l'on n'a pas tout compris, que l'on n'aura jamais tout compris, et que ce qui définit le premier de la classe c'est sa confiance en lui acquise par l'habitude de s'imposer, c'est son aptitude à se manifester, à étaler ses diplômes et ses réussites dans le système, alors que cela n'est qu'une question de circonstances, d'aventures sociales.
Le temps des études est un parcours qui mène plus ou moins loin et par des chemins qui ne sont pas également ouverts à tous. Ils restent nombreux ceux qui n’ont pas participé aux grands périples éducatifs et ne peuvent pas exhiber de diplômes donnant, d’ailleurs de plus en plus théoriquement, accès à un espace social privilégié. D'ailleurs, si ceux qui les possèdent peuvent dire « J'ai bien mémorisé ce qu’ils sanctionnent », ils ne peuvent évidemment pas prétendre savoir au-delà.
Une mémoire, même bien pleine, ne constitue qu’une bibliothèque dont le contenu reste à revoir, à vérifier, à expérimenter. Je pense que le grand cours est celui de la vie, laquelle, pour qui possède le sens critique, est le filtre à lieux communs, le banc d'essai des théories, le révélateur de la qualité des gens et des choses.
Les circonstances ont fait que j'ai très tôt, beaucoup et longtemps fréquenté "la rue", comme l'on dit, où l’on découvre la société et se frotte en direct à ses produits. C’est là que l'on apprend par cœur ce que seules les réalités révèlent : A peu près tout ce que l'abstrait ignore. C'est dans la rue, c'est sur le tas, que par le compromis ou par la violence se règlent les comptes, que les rires éclatent librement et que les cris retentissent durement. C'est là que s'affrontent les égoïstes et les solidaires, que naissent les amours et quelles apprennent à s'épanouir, ouvertement ou dans les coins sombres. C’est là que s'exhibent souvent les ruptures et qu'en pleine lumière se déroulent les choses les plus noires.
C'est dans la rue que sans fards se déroulent ce qui existe vraiment. C'est là que la misère s'étale, qu'elle couche et que des yeux gâtés l'ignorent. C’est dans la rue que l’on s’aperçoit que la vérité n'existe pas, que celle des uns n’est pas celle des autres, que celles du jour ne seront pas celles du lendemain, qu'il n'y a que des réalités, qui, bonnes ou rosses, ne durent que ce qu'elles vivent : Un instant, leur instant. C'est à cette école que l’on apprend que tout est provisoire, que rien ne dure ni ne renait; à commencer par la vie.
Plus on avance sur le chemin du savoir plus on comprend qu’il n'y a pas plus de fin dans la connaissance que dans le véritable amour, ce sentiment qui au-delà des premières pulsions reste à chaque instant plus grand que la veille et plus petit que le lendemain. C’est un fait avéré que les connaissances d'une génération ont toujours été plus grandes que celles des précédentes et moins importantes que celles des suivantes... Les chercheurs les plus émérites, les savants les plus célèbres des siècles passés auraient probablement l'orgueil en berne s'ils voyaient le nombre d'étudiants qui, un peu, beaucoup, énormément, en savent plus qu'eux dans la matière où ils furent les meilleurs en leur temps.
Aucun humain n'a vécu, aucun ne vivra dans un espace fini ni dans une société aboutie ni dans un monde qui n'évoluerait plus. Même l'univers reste en expansion.
Seuls les humains des temps préhistoriques dont les neurones étaient encore en friche, et qui ne disposaient d'aucune comparaison historique, pouvaient croire avoir tout inventé parce qu'ils avaient découvert le feu, alors qu'ils n'avaient pas inventé le beurre ni le fil pour le couper.