Eric André et Bernard Laurent

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Billet de blog 24 juillet 2024

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Pierre-Edouard Stérin : un catholicisme à géométrie variable

Pierre-Edouard Stérin se présente comme un catholique engagé, libéral conservateur. Nous voudrions montrer qu’accoler ces deux mots, catholique et libéral, relève de la contradiction. Le très catholique Stérin, si prompt à brandir les dogmes et la morale défendus par l’Église catholique devrait relire son catéchisme.

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Pierre-Edouard Stérin fait aujourd’hui l’actualité des médias après avoir dévoilé son intention de racheter Marianne.

Il se présente comme un catholique engagé, libéral conservateur, au vrai comme d’autres, tendance à la mode aujourd’hui dans le milieu catholique français. Nous pensons aux hommes d’affaires Charles Gave ou Charles Beigbeider et sur le plan politique à Marion Maréchal ou François-Xavier Bellamy.

Cette qualification de « libéral » est limitée à leur vision de l’économie. Sur le plan sociétal, ils se définissent comme conservateurs ce qui les conduit à rejeter les réformes actuelles (droit à l'avortement, mariage pour tous, aide à mourir…).

Nous voudrions montrer qu’accoler ces deux mots, catholique et libéral, relève de la contradiction.

Pierre-Edouard Stérin assume sans complexe son exil fiscal professionnel en Irlande, terre si accueillante pour les entreprises, et son exil fiscal personnel en Belgique alors même qu’il se définit comme un patriote ! Il explique le choix de la Belgique par l’animosité manifestée par l’administration française à son encontre. Nous ne lui envions pas les gardes à vue qu’il a connues et imaginons la rancune qu’il en a gardée. Pour autant, il dit sans peine qu’il paye trop d’impôt et qu’il est autrement plus avisé que l’État pour le redistribuer, rhétorique libérale classique de l’harmonie naturelle des intérêts (Elie Halévy).

Le très catholique Stérin, comme ses congénères si prompts à brandir les dogmes et la morale défendus par l’Église catholique, devrait relire son catéchisme. Dans la version réactualisée en 1992, le paiement de l’impôt est une obligation morale : « La soumission à l’autorité et la coresponsabilité du bien commun exige moralement le paiement des impôts » (Catéchisme § 2240)

Tandis que la fraude fiscale est reconnue comme une faute : « Est moralement illicite : la fraude fiscale » (C. § 2409).

Le catéchisme reprend un enseignement séculaire de la doctrine sociale de l’Église résumée dans le Compendium, document paru en 2004 qui synthétise l’enseignement de l’Église en matière économique et social : « Les finances publiques s'orientent vers le bien commun quand elles s'en tiennent à quelques principes fondamentaux : paiement des impôts comme spécification du devoir de solidarité » (§ 355). Benoît XVI et François n’ont pas dévié de ce cap. Certes l’Église en a toujours appelé à des charges justes – « rationalité et équité dans l'imposition des contributions » (suite du paragraphe 355) – mais est-il aujourd’hui crédible, après 45 ans de baisse d’impôts, de parler de logique confiscatoire ?

Dès 2005, dans une interview désormais célèbre (CNN le 19 juin 2005), le financier Warren Buffet évoquait une politique de lutte de classes dont les riches sortent vainqueur ajoutait-il, pour qualifier cette baisse des impôts enclenchée avec l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et de Margareth Thatcher : « Il y a une lutte des classes, évidemment, mais c'est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner. »

Pierre-Edouard Stérin exhibe son catholicisme et sa fierté d’avoir gagné un milliard au nom du bien commun reprenant à son compte la théorie du ruissellement : j’ai gagné et je redonne. Il se place sous l’aile protectrice de la parabole des talents pour expliquer ses gains. Étonnant pour un catholique engagé d’idéaliser à ce point l’argent : « gagner un milliard était un rêve d’enfant ! » Et de se vanter, dans le fonds créé il y a plus de 10 ans, après le succès de ses entreprises, d’obtenir un retour sur investissement de 25% par an : « J'ai monté, il y a plus de dix ans, une équipe d'investissement qui a investi dans une centaine d'entreprises essentiellement en France, avec un taux de retour sur investissement de 25 % de rendement par an depuis sept ans. Tout cela m'a permis de gagner 1 milliard. C'était un rêve d'enfant » (Le Figaro 23 février 2023).

Nous lui rappellerons l’enseignement conciliaire (Vatican II). La Constitution Gaudium et Spes (1965) fonde la distinction entre « l’avoir » et « l’être » en affirmant que « l’homme vaut plus par ce qu’il est que par ce qu’il a » (Gs-35). Paul VI puis chacun de ses successeurs reprennent cet enseignement : « Avoir plus, pour les peuples comme pour les personnes, n'est donc pas le but dernier. (…). La recherche exclusive de l'avoir fait dès lors l'obstacle à la croissance de l'être et s'oppose à sa véritable grandeur » (Populorum progressio – 19).

Sur le plan professionnel, la performance affichée par son fonds d’investissement montre à quel point Pierre-Edouard Stérin a compris la gestion actuelle des entreprises qui sacralise la création de valeur pour l’actionnaire. Une telle rentabilité s’obtient en faisant du profit maximal le seul objectif de l’entreprise au détriment de toute autre considération. Cela implique une baisse de la part dédiée aux salariés dans le partage de la valeur ajoutée. Malheureusement, contrairement aux affirmations d’une rhétorique libérale bien huilée, ce partage avantageux pour les entreprises n’a pas d’abord comme finalité le financement des investissements, limité aujourd’hui à la portion congrue, mais bien la satisfaction de l’actionnaire à travers le rachat d’actions et la distribution de dividendes.

Pourtant la Doctrine Sociale de l’Église stigmatise avec force la recherche du profit comme finalité première de l’entreprise. Le très conservateur Jean-Paul II n’hésite pas à dénoncer « le désir exclusif de profit » qu’il considère comme l’une des caractéristiques négatives les plus remarquables de la société moderne (Sollicitudo Rei Socialis 37) dans ses développements sur les structures de péché de la société contemporaine !

Dès l’origine, les encycliques sociales placent la complémentarité du capital et du travail au fondement de leur enseignement : « Il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital » (Rerum Novarum 15) sous peine d’en revenir aux lois violentes du « capitalisme manchestérien » ou « primitif » qui draine les revenus au seul bénéfice des détenteurs du capital (Quadragesimo Anno 60) ce que rappellera Jean-Paul II pour son temps : « … on doit avant tout rappeler un principe toujours enseigné par l’Église . C’est le principe de la priorité du travail par rapport au capital » (Laborem Exercens 12,1).

Le talent du chef d’entreprise ne doit pas servir la maximisation du profit mais avant tout l’entreprise comprise comme une communauté humaine : « On doit tendre à faire de l’entreprise une véritable communauté humaine, qui marque profondément de son esprit les relations, les fonctions et les devoirs de chacun des membres » (Mater et Magistra 91) sous peine de bafouer la dignité des salariés : « Il peut arriver que les comptes économiques soient satisfaisants et qu’en même temps les hommes qui constituent le patrimoine le plus précieux de l’entreprise soient humiliés et offensés dans leur dignité. Non seulement cela est moralement inadmissible, mais cela ne peut pas ne pas entraîner par la suite des conséquences négatives même pour l’efficacité économique de l’entreprise » (Centesimus Annus 35).

A 25% de rendement nous sommes loin, très loin, des recommandations avancées par l’enseignement social de l’Église.

Pierre-Edouard Stérin est représentatif de cette nouvelle génération de catholiques conservateurs qui militent contre les réformes sociétales au nom de leurs valeurs morales, mais qui sont totalement décomplexés à l’égard de l’argent au mépris de la morale sociale.

Eric ANDRÉ et Bernard LAURENT, Professeurs de finance et d’économie, emlyon busines school.

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