« C’est la faute à Bruxelles » est un couplet somme toute assez habituel en France, mais constater qu’il soit actuellement aussi largement entonné à l’endroit de la flambée des prix agricoles et, en particulier, à l’encontre de la Stratégie de la Ferme à la Fourchette laisse pantois. Certes, comme dirait l’autre, « plus c’est gros et plus ça passe ». Pour autant, faire passer la nouvelle orientation impulsée par la Commission européenne pour renforcer la durabilité de l’agriculture européenne, comme bouc émissaire de la hausse des prix consécutive de l’invasion russe de l’Ukraine, voire plaider pour sa remise en cause, est un raccourci d’autant plus facilement réfutable que la dite Stratégie n’est pas encore opérante pour nos agriculteurs.
Il ne faudrait pas s’y méprendre, ce qui se joue en réalité est une instrumentalisation éhontée de la part du lobby de l’agrochimie qui s’est promis d’avoir la peau d’un des principaux objectifs de la Stratégie : la baisse de moitié de l’usage des pesticides d’ici 2030.
L’affaire n’est pas nouvelle : depuis plus d’un an, mais avec une intensification notable depuis l’été dernier, cette Stratégie a été accusée de tous les maux, même de causer la faim dans le monde. Différentes études de simulation dont, par définition les résultats dépendent des hypothèses retenues, ont systématiquement été exploitées politiquement à l’encontre de cette nouvelle orientation. Le plus cocasse aura été la vigueur avec laquelle les opposants ont manié le résultat de ces simulations s’agissant d’une hausse des prix agricoles de 10 à 20%, alors même que les prix des céréales avaient déjà pris 70% au cours de l’année 2021 et qu’à la lumière de la crise ukrainienne c’est d’une hausse de plus de 120% sur un an dont il s’agit ! Il en va de même pour ce chiffre de 13% d’une soi-disant baisse de la production européenne, et que certains osent présenter comme un objectif assumé par la Commission européenne : ce n’est pas le cas, il s’agit juste d’un des résultats - grossiers - d’une de ces simulations bâties sur des hypothèses plus que discutables.
Cet épisode est d’autant plus troublant qu’il rappelle celui de 2007-08, lors de la précédente crise alimentaire mondiale, où les mots d’ordre du productivisme et du productionisme - qui visent à faire de l’augmentation des rendements ou de la production la réponse à tous les problèmes agricoles - étaient arrivés à point nommé pour saper les ambitions du Grenelle de l’environnement. Or, on le sait bien, le problème de la faim et l’insécurité alimentaire en général, ne sont pas une question d’offre insuffisante à un moment donné, mais dépendent des conditions socio-économiques qui déterminent l’accès à l’alimentation, notamment les prix alimentaires bas sur des périodes prolongées qui affectent les conditions d’existence des paysans des pays les plus pauvres, les premières victimes des crises alimentaires.
De surcroit, les contempteurs de la Stratégie de la Ferme à la Fourchette seraient avisés de lire réellement cette nouvelle orientation : ils seraient sans doute surpris de découvrir que l’action classée en 2ème position du plan d’action de la Stratégie de la Ferme à la Fourchette porte précisément sur la sécurité alimentaire puisqu’elle prévoit la mise en place d’un Plan d’action en matière de sécurité alimentaire pour l’Union européenne et la création d’un organe de coordination au niveau européen qui vient d’être mis en œuvre il y a quelques semaines. On relèvera d’ailleurs que les travaux préparatoires débutés il y a un peu moins de 2 ans, ont mis à jour les bonnes pratiques au sein des 27, notamment en Allemagne qui disposent de réserves de 800 000 tonnes de céréales dans ses stocks stratégiques fédéraux. La France ne figure pas parmi les Etats membres montrés en exemple. Même si ce n’est certainement pas quand les prix flambent qu’il faut faire des réserves, il s’agira pour le futur gouvernement français de passer à l’action sur un enjeu clairement identifié par la Stratégie de la Ferme à la Fourchette.
Il reste indéniablement beaucoup à faire pour re-construire la souveraineté alimentaire européenne, et la Stratégie de la Ferme à la Fourchette est une première étape qui porte la promesse d’une véritable volonté politique pour accompagner les transitions de notre agriculture et tourner le dos à la logique de dumping toujours aussi centrale s’agissant d’agriculture et d’alimentation. A ce stade, la Commission a déjà opéré un changement notoire de doctrine en prenant à bras le corps le sujet de la réciprocité des normes dans les échanges commerciaux, car, à défaut, l’élévation de nos normes ne se traduirait que par davantage d’importations depuis des régions aux exigences sanitaires et environnementales moindres que les nôtres. Il n’en reste pas moins que le coût budgétaire pour atteindre les objectifs de la Stratégie de la Ferme à la Fourchette est clairement sous-estimé, et que le débat sur les ressources à y allouer doit véritablement s’ouvrir.
C’est la voie de l’autonomie stratégique en matière agricole et alimentaire que le Parlement a indéniablement défendue lors des dernières négociations de la PAC qui se sont achevées il y a moins d’un an. Nous avons notamment obtenu que la Commission dispose d’une base légale suffisante pour assurer le suivi des stocks alimentaires européens. Sans aucun doute nous aurions aimé aller plus loin, mais l’on ne peut pas vraiment dire que le Conseil et en particulier les principaux grands États membres agricoles ait porté cette aspiration. Au contraire, on nous a systématiquement rétorqué que le maintien des exportations européennes en dépit de la crise sanitaire était la preuve de la bonne résilience de notre système alimentaire : il ne fallait en aucun cas remettre en cause le leitmotiv d’une PAC « orientée vers le marché » alors même qu’il est urgent de reconsidérer la connexion directe de notre agriculture avec des marchés internationaux qui alternent de longues phases de prix de dumping et de courts pics de prix de panique. Je dois dire que cela était d’autant plus surprenant que, paradoxalement, plusieurs Ministres de l’Agriculture parlaient beaucoup de souveraineté alimentaire mais semblaient plus mobilisés pour en décliner le concept au niveau national que de faire preuve d’initiatives sur la scène européenne.
Enfin, présenter la « fin des jachères » en Europe, comme la contribution de l’Union européenne à la crise alimentaire mondiale qui démarre est également révélateur. Tout d’abord, rappelons que la jachère obligatoire n’est plus une mesure de la PAC depuis 2008, et que ce que revendique principalement le camp productiviste c’est de pouvoir utiliser des pesticides sur les cultures de protéagineux comptabilisables parmi les 5% de surfaces considérées comme des surfaces d’intérêt écologique depuis la PAC de 2013. L’impact d’une telle dérogation sera quasiment nul en matière de production, mais sera présenté comme une victoire idéologique alors même que le déclin de la biodiversité n’a en rien été stoppé par la guerre en Ukraine.
Ce qui en dit aussi long, ce sont les véritables solutions que les Conservateurs se gardent de mettre sur la table pour affronter une crise alimentaire pourtant bien réelle. Premièrement, la suspension de la production de biocarburants pour 6 mois libérerait des matières premières agricoles qui doivent être fléchées en priorité pour l’alimentation. Deuxièmement, il serait temps que l’Union européenne cesse de défendre les règles actuelles de l’OMC alors même que celles-ci sont incompatibles avec la sécurité alimentaire mondiale puisqu’elles prohibent les politiques de stockage alimentaire à visée stabilisatrice : la fin de non-recevoir présentée par les représentants de l’Union européenne il y a quelques jours face à la demande à l’Egypte est d’un cynisme sans nom. Troisièmement, en dépit de l’augmentation du prix des engrais et des carburants, le niveau historiquement haut atteint par les prix des céréales offre la perspective de très bons revenus pour les céréaliers ; il serait ainsi préférable de ne pas verser les habituelles subventions de la PAC pour les flécher vers les éleveurs afin de ne pas jeter l’argent de la PAC par les fenêtres. Quatrièmement, en situation de surproduction, un programme de réduction volontaire de la production de porcs permettrait de réduire les impacts négatifs sur l’environnement dans plusieurs régions en excédent tout en limitant le recours à l’importation de céréales en provenance jusqu’alors d’Ukraine pour nourrir les animaux. Cinquièmement, la résilience doit aussi être déclinée du côté des consommateurs qui vont encaisser la hausse des prix alimentaires et il est impératif de ce fait, en partenariat avec les associations d’aide alimentaire, de mettre sur pied une véritable politique d’aide l’alimentaire aux plus démunis en France et en Europe.
Les enjeux de sécurité alimentaire que nous avons à affronter sont suffisamment tragiques pour ne pas laisser place à une exploitation cynique de la guerre en Ukraine par un lobby de l’agro-chimie aux nombreux soutiens dans le camp conservateur. Nous ne pouvons d’autant moins supporter la mise en opposition entre souveraineté alimentaire et durabilité environnementale, que nous considérons qu’au contraire les deux vont de pair, ce qui passe par une remise en cause des préceptes néolibéraux à l’œuvre en matière de PAC. Enfin, forcer une remise en cause de la Stratégie de la Ferme à la Fourchette pour espérer être en position de force à l’aube des négociations sur la validation des Plans Stratégiques Nationaux - la déclinaison de la PAC dans chaque Etat à partir de 2023 - n’est certainement pas à la hauteur des enjeux pour des Etats membres qui continuent ainsi d’agir en faveur d’une renationalisation de la PAC sans prendre conscience que c’est l’intégrité du marché européen qui est en risque si l’on n’est pas capable de trouver, ensemble, la voie de la reconstruction de la souveraineté alimentaire européenne.