Le regretté Michel Serres racontait souvent qu'il était devenu philosophe à cause d'Hiroshima: (alors que sa formation initiale était scientifico-militaire, diplômé de l'Ecole Navale en 1949)
"Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale ce qui dominait, c’était la philosophie telle qu’elle avait été développée justement à l’époque de Laplace, la philosophie des Lumières. Et cette philosophie impliquait une philosophie de l’histoire, d’une simplicité romaine, elle consistait à dire : si vous faites confiance à la recherche scientifique, si vous faites confiance à cette idéologie du progrès, alors nous irons dans une société qui se portera de mieux en mieux. Une philosophie optimiste. Jusqu’à ce moment, la philosophie des Lumières régnait, ce qu’on pouvait appeler le scientisme, selon lequel toute science est bonne. Après Hiroshima et la bombe H, une crise énorme apparaît dans la société scientifique (…) il y a là une coupure qui n’est pas intrinsèque à la science, mais qui est plus générale. Hiroshima n’a été qu’un exemple, et par la suite à peu près toutes les sciences ont été touchées par des problèmes de déontologie et d’éthique." (Conférence à l'université de Strasbourg, Mai 2017)
On pourrait arguer que la 1ère guerre mondiale avec ses shrapnels et ses gaz chimiques (Avec la participation active du futur prix Nobel de chimie 1918, Fritz Haber, notamment) avait déjà rompu radicalement le pacte des lumières qui associaient progrès des connaissances et progrès humains. Mais la chimie est une science jeune (si on accepte de la dissocier de l'alchimie et de la faire naître au XVIIIè) et dès l'origine orientée vers les applications. En 1784, Lavoisier et Meusnier proposent en effet un procédé industriel de fabrication d'hydrogène dans le but notamment de gonfler l'aérostat des frères Montgolfier, dont on envisage déjà des usages militaires.
Ce qui marque peut-être davantage la rupture entre science et conscience dans l'invention de la bombe atomique, c'est qu'elle est issue de la vénérable physique, la recherche de la compréhension des lois de la Nature (phusis, en grec); c'est qu'on peut la rattacher à des recherches de sciences pures et exhiber le fil d'idées qui mène de la curiosité désintéressée à propos de la structure fondamentale de la matière ou des "pensées de Dieu" jusqu'à cet engin de malheur. Reconstituons brièvement ce fil:
- 1896: Henri Becquerel découvre le phénomène de Radioactivité
- 1905: L'équation d'Einstein E=mc², pose un pont théorique entre matière et énergie
- 1911: Ernest Rutherford met en évidence l'existence du noyau atomique
- 1921: Robert Millikan note qu'un gramme de radium, au cours de son processus de désintégration, émet 300 000 fois plus d'énergie qu'1 gramme de charbon
-1932: James Chadwick découvre le neutron
- 1934-1939: Découverte et compréhension progressive du phénomène de fission nucléaire (Fermi, Hahn &Strassman, Meitner)
-2 Aout 1939: Les physiciens et réfugiés hongrois Szilard, Teller et Wigner convainquent Albert Einstein de signer une lettre adressée au président Roosevelt, l'avertissant de la possibilité de la création par les nazis d'une bombe fondée sur la fission nucléaire. Le projet Manhattan sera initié en Octobre.
La science pure existe-t-elle jamais? Une grande part des recherches en mathématiques ou en astrophysique semblent demeurer à l'abri d'une sollicitation militaire. Pourtant, les institutions de la recherche scientifique sont financées par des états, ces derniers espèrent toujours quelques retombées économiques ou militaires de leurs investissements. Le prince de la recherche abstraite, le mathématicien Alexandre Grothendieck (1928-2014), rompra radicalement avec les institutions à l'issue d'une prise de conscience de cet inextricable tissage entre science et politique, en 1970. Il poussera la radicalité jusqu'à poser la question suivante, dans ses conférences: Allons-nous continuer la recherche scientifique?
« Au début, nous pensions qu’avec des connaissances scientifiques, en les mettant à la disposition de suffisamment de monde, on arriverait à mieux appréhender une solution des problèmes qui se posent. Nous sommes revenus de cette illusion. Nous pensons maintenant que la solution ne proviendra pas d’un supplément de connaissances scientifiques, d’un supplément de techniques, mais qu’elle proviendra d’un changement de civilisation. » (Conférence aux physiciens du CERN, 1972)
Peut-être que l'histoire et la sociologie des sciences nous apprennent qu'il faut renoncer au concept de "science pure"; Qu'il faut se souvenir qu'Archimède, l'une des premières icônes de la recherche mathématique, ne put échapper à l'implication dans l'histoire et dans la guerre; que tout chercheur est inséré, à une plus ou moins grande distance de la zone ou science et société interfèrent, dans un tissu économique, institutionnel et politique et que cette participation engage sa responsabilité civique. Quand les applications de la science deviennent nocives, les scientifiques peuvent devenir de précieux lanceurs d'alerte qui permettent de comprendre et de limiter l'étendue de catastrophes en cours ou à venir.