Du port de la moustache en milieu hostile et au mauvais moment, ou les faux-semblants de la fraternité humaine
Étonnante photo d’archives, ce matin dans Libération1, montrant le cadavre d’un homme dans les décombres de la chancellerie allemande, en avril ou mai 1945, la tête sur ce qui semble être les ailes d’une aigle brisée. L’homme ressemble furieusement à Hitler. Il a un trou sur le front et le portrait du führer posé sur la poitrine. Macabre mise en scène, destinée à tromper les Alliés. Il s’agirait d’un dénommé Gustav Weler, sosie officiel d’Hitler, à moins qu’il ne s’agisse d’un cuisinier de la chancellerie victime lui aussi de la terrible ressemblance. Le conditionnel est de rigueur car la vérité n’a jamais été complètement faite sur la mort du dictateur nazi. Le plus vraisemblable et semble-t-il la version la plus avérée reste celle du suicide et du cadavre brûlé. Les Soviétiques l’auraient identifié grâce aux clichés de son dentiste. Des crocs qui ne trompent pas… Peu importe finalement.
Il apparaît, après de rapides recherches sur Internet, qu’on ne sait presque rien sur ce Gustav Weler. Il doit à sa ressemblance une carrière de sosie officiel, c’est tout. Un membre de la gestapo, interrogé après guerre, raconta sa surprise lorsqu’il l’aurait croisé dans les couloirs de la chancellerie quelques instants après Hitler. On croise fréquemment de ces « kagemusha2 » dans l’Histoire : les chefs de guerre usent de ces ombres pour abuser les espions ennemis et se protéger. La tournée en Afrique du nord du maréchal Montgomery est connue : il s’agissait en fait d’un comédien qui passa les troupes en revue à la place du chef britannique occupé ailleurs à préparer le Débarquement. Les services secrets allemands n’y virent que du feu. La plupart des dictateurs ont abusé de ces sosies. La plupart furent mal récompensés de leur ressemblance. Gustav Weler, lui, fut abattu d’une balle dans la tête par les SS. La doublure est-elle appelée à mourir avec son… Comment dit-on d’ailleurs ? Son maître ? Son référent ? Son reflet fatal ?
On ne peut s’empêcher de songer au destin de cet homme, Gustav Weler, dont on ne sait rien et qui aurait peut-être préféré peindre des paysages bavarois – mais avait-il un autre talent que sa ressemblance malchanceuse avec l’artiste maudit du IIIe Reich ? Tout le monde n’a pas la chance d’être un barbier du ghetto juif créé par Chaplin et de pouvoir renverser un Dictateur. Qu’on veuille bien se souvenir de cette scène hilarante où le barbier, déguisé en Hynkel, passe en revue les troupes et sursaute lorsqu’elles lui présentent les armes.
Weler était-il un nazi convaincu ? Ou juste la victime des apparences ? Buvait-il une chope en terrasse de la Bürgerbräukeller en rêvassant à ses amours lorsqu’il fut repéré par un agent de la SS ? L’agent de la SS s’est-il d’abord mis au garde-à-vous, claquant des talons, avant de se rendre compte, un peu gêné, qu’il avait à faire à un pauvre bougre de moustachu ridicule ? À moins qu’il n’ait proposé ses services de son propre chef, sur l’insistance de sa femme qui voyait là l’occasion d’une vie meilleure, peut-être de devenir elle-même le sosie d’Eva Braun ? Il paraît que chacun en ce monde possède son sosie. Chacun peut donc devenir un tyran, un bourreau, un serial killer, à moins de n’en être que la copie, à son corps défendant si l’on peut dire. Le destin est farceur et la farce est cruelle. Qui sait si notre reflet n’est pas en ce moment-même en train de commettre quelque insoutenable forfait ? Ou bien se fait-il arrêter, torturer, assassiner, jeter dans un charnier, car il faut bien s’imaginer que les pauvres gens, les victimes de guerre, les déportés, les massacrés, les gazés, les affamés ont aussi, quelque part dans le monde, leurs sosies, toute une foule de sosies qui ne se doutent pas, tandis qu’ils somnolent devant la télé, que le cadavre qui flotte sur la Méditerranée ou qui gît face dans une flaque au journal de 20 heures a trait pour trait, comme deux gouttes d’eau, le même visage qu’eux. Imaginons la réaction de leur femme à ce moment-là : « Oh ! Regarde, on dirait toi ! » Et lui, un peu vexé : « Tu trouves ? » (Car c’est connu, on ne se reconnaît pas soi-même dans son propre reflet).
Ayons une pensée pour ce pauvre Gustav Weler. Et pour tous ceux qui sont affligés de cette malédiction. Et pour tous les sosies de l’humanité. Ne pourrait-on par exemple lancer une vaste recherche des sosies de victimes de guerre afin, sinon de les dédommager, de leur proposer de remplacer leurs malheureux frères en apparence ? Après tout, certains, chômeurs ou âmes seules, n’ont peut-être rien de mieux à faire : ils pourraient reprendre le destin stoppé de leur sosie, reprendre leur place dans une famille brisée, faire que la vie continue malgré tout, même à la façon de Martin Guerre. Ne serait-ce pas une belle idée à proposer au Conseil des Nations-Unies ?
Il faudrait que nos chefs d’État se penchent sur cette question cruciale. J’ai bon espoir que nos présidents, nos Premiers ministres, nos ministres, et même nos maires et nos conseillers départementaux, ne sont pas leurs pâles copies lorsqu’ils s’intéressent à nos sorts et au destin de la nation. Mais je crains aussi qu’il n’en soit rien, et que le pauvre type qui prend la pluie le 14 juillet n’est pas celui que j’ai élu, mais son sosie officiel, transi et bredouillant. Quant au maire de notre village, est-ce bien lui qui prend cette mine attentive pendant la réunion de concertation qui n’en finit plus de co-construire je ne sais plus quoi, ou son pendant, ou son contraire ? Et moi, suis-je bien moi ou cet autre qui ne va plus voter ? Pire : qui va voter Marine ! Avec ma gueule d’humaniste effaré ! Le salaud, mine de rien ! Il faudrait recenser tous les sosies et choisir des deux lequel on garde. Cela réduirait sensiblement la population à sa partie la plus intéressante, en tout cas la plus sûre : soi-même.
1 4 mai 2015, Allemagne, le crépuscule du diable (article sur la mort de Benito Mussolini et d’Adolf Hitler). Photo © Spaarnestad Rue des Archives.
2 Le film de Kurosawa, sorti en 1980, raconte l’histoire de la doublure d’un chef de clan.
On peut lire cette chronique sur mon blog Les États et Empires de la Lune http://etatsetempiresdelalune.blogspot.fr/