Eric Chalmel (avatar)

Eric Chalmel

Dessinateur de presse (Presse Océan, Nantes)

Abonné·e de Mediapart

51 Billets

0 Édition

Billet de blog 24 décembre 2013

Eric Chalmel (avatar)

Eric Chalmel

Dessinateur de presse (Presse Océan, Nantes)

Abonné·e de Mediapart

UN PRÉSIDENT POUR DE RIRE (PSEUDO CONTE DE NOËL)

Eric Chalmel (avatar)

Eric Chalmel

Dessinateur de presse (Presse Océan, Nantes)

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Comme tous les jours, François s’était levé de bonne humeur. « De bonne heure et de bonne humeur », aimait-il se répéter face au miroir, en donnant l’ultime coup de peigne à ses cheveux encore mouillés. Son bol aussitôt bu, il enfilait sa veste, nouait sa belle écharpe rouge et se glissait dans la chambre conjugale à pas de loup, bien que Valérie fût réveillée, pour déposer un tendre et sonore baiser sur ses yeux mi-clos ou le bout de son nez. Il sentait bon le savon. Elle trouvait cela attendrissant, ce qui pouvait l’agacer bien qu’elle s’évertuait à n’en rien montrer, consciente des mille et un compromis secrets dont l’amour se nourrit pour mûrir. Elle pensait souvent à en faire un livre, une sorte de mode d’emploi sentimental dont les magazines féminins raffolent. Elle avait déjà le titre, « Amours minuscules, Amour majuscule ». Elle s’était promis d’en parler à sa rédac-chef, aussitôt qu’elle en aurait tracé le plan. Elle adorait ces débuts de matinées, après le départ de François, où elle rêvait les best-sellers qu’elle écrirait et, plus sérieusement, élaborait mentalement sa chronique hebdomadaire, généralement sur un auteur en vue ou une styliste montante.

François sortait de la chambre comme il y était entré, feignant de préserver le sommeil de sa compagne. (Ils n’étaient pas mariés et refusaient de dire « mon mari » ou « ma femme » : lui disait « ma compagne » avec naturel, mais elle se trouvait souvent embarrassée, jugeant ridicule le terme de compagnon appliqué à la vie de couple. Lui s’en amusait, se présentait en riant comme son « compagnon du devoir conjugal », ce qu’elle jugeait un peu vulgaire. Elle aurait voulu que l’homme qu’elle aimait laissât ses petites blagues à la porte, pour les autres, bien qu’elle avait fini par admettre qu’elles lui étaient consubstantielles et qu’il fallait l’accepter avec cet humour qui, chez lui, n’était pas la politesse d’un quelconque désespoir mais tout bêtement le courage d’un timide qui s’était soigné.) Puis François, comme chaque jour, sortait de chez lui en se demandant ce qu’il allait bien pouvoir faire de sa journée, avec sérénité – il y a de toute façon tant de bien à faire. Il marchait d’un pas allègre vers sa voiture et ne manquait jamais de saluer son chauffeur et son garde du corps d’une nouvelle plaisanterie, parfois à la limite du corps de garde, mais, et c’était un vrai miracle, sans jamais se forcer. Ces drôleries lui venaient naturellement, pour ainsi dire sans y réfléchir. Tout le monde en avait pris son parti, François ne changerait pas. Sa compagne, son cabinet, les électeurs, ses ministres, les ambassadeurs faisaient avec et s’efforçaient de sourire – voire de rire pour les plus courtisans. Il avait fallu parfois rattraper certains dérapages, certaines incompréhensions, certains propos qui pouvaient paraître déplacés, notamment dans les relations diplomatiques. Il est vrai que l’humour, s’il n’est pas la chose la mieux partagée au monde, est surtout une matière qui se goûte différemment selon les cultures, les religions ou tout simplement les situations présentes, et qui parfois ne se goûte pas du tout et peut même rester coincé en travers de gorges irritables. « Ils se rengorgent ? » questionnait alors François dans un large sourire, au grand dam des diplomates qui subissaient en direct les quintes de tel monarque ou tel président offensés.

Mais de tout cela, on ne pouvait pas dire que François n’en avait cure, car il montrait en toute chose un sens des responsabilités. Il écoutait les conseils, il entendait les avis des uns et des autres, prêtait une oreille attentive aux critiques raisonnables et constructives. Les vieux grands commis de l’État n’hésitaient pas à froncer les sourcils, tant qu’il les en priait, ce qu’en jeune dirigeant avisé il ne manquait jamais de faire en prenant de faux airs d’écolier.

François avait toujours eu de la chance, c’était là son talent principal. N’y voyez pas d’ironie, la chance est la qualité première des politiques. C’est elle qui les oriente, les découvre, les forme, c’est elle qui fomente les rencontres décisives de leur carrière. En revanche, la chance n’y est pour rien dans l’onction des électeurs. Il y faut de singulières prières et bien des sacrifices pour qu’elles soient exaucées. De sa génération (il serait plus juste d’écrire de sa promotion) François n’avait pas été le plus mal loti. On ne peut pas dire que sa carrière fût une souffrance, ni même un effort. Il était passé de l’ombre à la lumière comme l’on change de trottoir pour profiter du soleil, avec une nonchalance qui lui servait de vitamine et le faisait aimer sans qu’on sache pourquoi mais avec certitude. Être ami avec François c’était comme l’être de toute éternité, ou plutôt de toute évidence. François allait de soi. Il y ajoutait sa gaieté et le tour était joué. C’est ainsi qu’il grimpa dans la stratosphère du pouvoir, avec la légèreté douillette d’un nuage d’air chaud. Il dirigea bientôt le parti, baromètre bloqué au beau fixe. Il y gagna un style tranquille, assuré, celui d’un vieux routier du stand up qui sait se mettre le public dans la poche en un tournemain. Il devint ce qu’on appelle sur les plateaux de la télé « un bon client », jamais à court de petites phrases, toujours reprises dans les revues de presse. Plusieurs fois vainqueur du prix de l’humour politique, on le crut redoutable et l’eut-il voulu qu’il n’aurait pu le démentir. Sa rondeur enveloppait le tout, de droite comme de gauche on se laissait emballer sans bouder son plaisir.

François aurait pu finir sénateur et heureux, le destin en décida autrement, le destin et les électeurs qui voulurent lire dans son éternel sourire la promesse de lendemains heureux. La politique n’est-elle point la promesse d’un bonheur ? Il semblait l’homme de la situation. Le parti, les militants et les électeurs en firent leur champion, contre un dragon qui avait fini par fatiguer à force de souffler un feu glaçant. Les dragons font peur, mais dès lors qu’ils n’effraient plus ils deviennent vite ridicules : ils se brûlent plus qu’ils n’enflamment, c’est ce qui arriva au sortant. Le comique l’emporta donc sur le ridicule, les ficelles sur les tics, la rondeur sur l’os. L’on discuta longtemps de savoir si François avait été élu ou si l’autre avait été battu. Il est certain que son programme ne fut pour rien dans l’affaire, car de programme il n’en avait point, ce qui fut compris comme une marque de raison. Et c’est ainsi qu’un beau matin François se réveilla président, d’humeur égale cependant, ce qui augurait d’une modestie bienvenue après les extravagances d’un règne épuisant. Une sorte de Restauration tranquille s’annonça après les bérézinas d’une crise qui semblait ne jamais devoir finir.

François inaugura sa présidence avec bonhomie. Il laissait gouverner, ou feignait de regarder ailleurs. Il se donna des allures de Français moyen : le bon président Coty était revenu (à moins que ce ne fût le président Lebrun, s’effrayaient les consciences !) Las ! L’époque exigeait des condottieri, des cardinaux en armure. Nous avions eu un matamore, lui succédait un comique troupier : la France était dans de beaux draps, on entendait déjà les loups ricaner aux portes des quartiers sensibles. Certains à droite firent des concours pour élire un pétomane. C’est tout ce qu’ils trouvèrent pour défier l’amuseur public, en rajouter. L’électeur détourna la tête avec dégoût. En connaisseur, il appréciait le talent certain de François et se rappelait de quelques vannes bien senties, notamment de sa réplique fameuse lorsque sa première femme, candidate à la présidentielle cinq ans avant sa propre élection, avait salué en direct un paralytique : « S’il se lève, avait-il osé, elle est élue. »

En vieux démocrates, les Français sont un public ingrat, ils aiment rire mais se lassent du comique de répétition, spécialement en matière de politique. François passa outre. Il maintint son one-man-show permanent. Le microcosme parisien rit jaune puis s’étouffa. Mais quoi, disait le président à ses conseillers, faut-il pleurer parce que tout va mal ? Les hordes de la finance préparaient leurs nouvelles razzias. Ils n’avaient pas encore tout brûler, il leur fallait à nouveau piller et violer ce qui restait debout. Ils avaient  tout dégradé sur leur passage, sans assouvir leur faim. Les Français sentaient leur haleine sur leur nuque fatiguée. Le joug se faisait d’airain, ils finiraient à genoux, espérant la dague miséricordieuse. Qui les défendrait ? Le rigolo qu’ils avaient porté sur le trône ? Le monde s’esclaffa du sort d’un peuple jadis fier et fanfaron.

Le rire du monde n’amusait pas la France. Or son président continuait à faire le boute-en-train. On s’inquiétait.

On épuisa très vite toutes les solutions raisonnables, c’est-à-dire les austères du centre-gauche. Les fonds de tiroir livrèrent leurs dernières réformes, des esquisses qu’on s’empressait d’oublier. Bonnes ou bâclées, elles portaient en elles la révolte, des uns ou des autres, des uns contre les autres, des uns avec les autres. Les têtes s’échauffaient, se montaient du bonnet. On refusait en bloc l’impôt et ses bienfaits : le ciel devenait bas de plafond, il roulait des orages de moins en moins lointains. Cédant à la panique, les extrêmes s’unirent, et ceux qui n’avaient rien à dire hurlèrent avec les loups. Le monde allait s’écrouler et il fallait en être, ainsi s’annoncent les révolutions. En tout cas ce furent les fines analyses des éditorialistes en continu. Chaque bonnet rouge fut pris pour une tête d’allumette, si bien qu’on désespérait de l’incendie, à droite ou à gauche, avec des impatiences à la fois différentes et semblables. Il n’y avait décidément pas de quoi rire ; le président ne fut jamais d’aussi bonne humeur, malgré des sondages qui le huaient. Depuis quarante ans que la France agonisait, de crise de l’énergie en crises financières, de crise morale en crises de nerfs, qui avait-elle mis à son chevet ? Des économistes trop distingués, une figure marmoréenne pour masquer des coulisses lépreuses, un représentant de commerce en goguette, un prophète de malheur qui lui crachait dessus, des menteurs et des voleurs. Ce concours de spécialistes n’y changea rien, si bien qu’un concours de circonstances lui fit choisir un clown. Pourquoi pas, après tout ? Quitte à passer, autant rire un bon coup, cela vaudrait la morphine et toutes les euthanasies du monde. Un peuple raffiné sait cela et ne craint pas, à l’article de la mort, d’avoir à produire un dernier bon mot. C’est donc parfaitement résigné qu’il n’en voulut pas à ce dernier chef d’État d’être drôle malgré lui, malgré tout. François le comprit et l’érigea en principe. Malgré tout devint son viatique et contre toute attente le miracle se produisit : le peuple râla mais ne mourut pas.

C’était un bon début, il persista. Il n’y avait d’ailleurs rien d’autre à faire. Le rire médecin pour ultime thérapie.

François en fit des tonnes. Il fallait que les Français hurlent de rire : il multiplia les saillies, les calembours, les jeux de mots, les contrepets, les charades, les devinettes, les chutes et les mimiques. Plus c’était grotesque, mieux cela passait. Il fit des claquettes, les coups de pied au cul ne se perdirent plus. Surprises, les critiques se firent plus sourdes, les observateurs les plus sévères s’intéressèrent au phénomène. Les tartes à la crème s’échangeaient à cent contre un, les cours de la pâtisserie remontaient à une vitesse vertigineuse. Pas une réunion internationale où il ne se fit chauffeur de salle avec un bonheur sincère et contagieux. L’humour était-il une force d’âme ? Le propre de l’homme pouvait-il le sauver ? François s’en persuada, comme une révélation, un grand flash qui l’avait transfiguré. Il fit des blagues belges avec les Chinois, du cirque avec les Russes, de l’humour juif à Téhéran. Il fut universel, comme Charlot, et pour la paix, comme Chaplin. On frôlait l’hernie abdominale à chaque conseil des ministres. La porte-parole du gouvernement se prenait régulièrement un fou rire qui l’empêchait de rendre compte des décisions de l’État. Le ministre de l’Intérieur lui-même manquait s’étouffer à chaque visite de commissariat. Même le Premier ministre pleurait de rire. Certains fameux philosophes dont nous tairons le nom se pissèrent dessus, au mépris d’années de retenue et de leçons de maintien. On décora Noël Godin qui n’entarta plus, on fit entrer Louis de Funès au Panthéon, Audiard dans La Pléiade, Desproges dans les manuels scolaires. Coluche était enfin à l’Élysée, la France était sauvée.

La France était-elle sauvée ?

Le « Monsieur petites blagues » autrefois si souvent moqué avait trouvé la solution au drame qui minait la planète. Il en fit un show mondial, porté par YouTube où il explosait les compteurs. Très simple, son humour pouvait se traduire dans toutes les langues, langues des signes comprises. Ah ! Ils pouvaient ricaner, les oiseaux de mauvais augure, les pessimistes patentés, les pleureuses médiatiques. Rirait bien qui rirait maintenant. Jamel Debbouze lui apporta un soutien décisif, suivi par la plupart des humoristes internationaux. Dieudonné, abandonné par ce qui lui restait de public, passa à La Trappe. On sentit les premiers frémissements, les poils se lever. La croissance hoqueta d’abord, puis gonfla et s’enfla pour s’élever dans les airs, comme une fière montgolfière. Mis bout à bout, ces quarts d’heure de rigolade creusèrent les estomacs et l’appétit revint, pantagruélique. François fut l’invité de banquets gigantesques et fraternels aux Nations-Unies, où les recettes de toute latitude s’échangeaient pour inventer des cuisines nouvelles. Il fallut produire beau, bon et bio : les denrées circulèrent, les affaires fleurirent, le développement dura. Emploi ressuscita ! Les intégrismes firent faillite. Qui l’aurait dit quelques mois auparavant ? Le monde entier se sauva dans un grand éclat de rire. Il fallait rire pour espérer, déclara l'autre François dans un sourire bienheureux. CQFD. On envisagea un temps de former un duo, mais il fut impossible d'accorder les tournées respectives des deux François.

François songeait à tout cela en montant dans sa voiture, un sourire aux lèvres. Il ne savait pas ce qu’il allait faire aujourd’hui, mais il y avait tant de bien à faire que tout cela n’avait pas d’importance. Il chassa l’idée fugace que les Français avaient eu de la chance de l’élire, il fallait garder la tête froide. Et l'optimisme. Et l'amour de Valérie.

Comme tous les jours, le chauffeur voulut allumer la radio, pour les nouvelles de neuf heures. François l’arrêta : « Encore un instant… » souffla-t-il, gardant pour lui l’attendu « …monsieur le bourreau » qui n’eut fait rire que lui. Il appuya sa supplique d’un sourire dans le rétroviseur, où le chauffeur crut discerner un regard affolé. La voiture démarra en trombe. Dehors les guirlandes de Noël pendaient au dessus des rues, et leur lumière dans le jour brillait d’une étrange pâleur.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.