Dédicace : Merci à Bernard Comment et Jacques-Alain Miller de nous donner le plaisir de parler ensemble de Lacan. Ensemble et non pas à part.
Merci à eux de m’avoir invité de parler de « Lacan à part »
Qu’est-ce ça veut dire « à part », Lacan à part ? Et tout de suite, comprendre qu’à part ne relève ici pas du folklore individuel où s’affiche les idéaux de la personne. Puisque c’est là – dans ces idéaux - que s’illustre le fait qu’être « à part » est, avec le bon sens, la chose du monde la mieux partagée et donc la plus commune. Ici, à part a peu de chose à voir, par exemple, avec l’expression utilisée par Louis Althusser, au début de son autobiographie, L’Avenir dure longtemps, quand il fait dire, à son propos, lorsqu’il était adolescent, par sa sœur, «Louis est un typapart [1]» : typapart, écrit en seul mot [t.y.p.a.p.a.r.t], et où, par ce condensé graphique, il pense faire du Lacan. Alors qu’il fait du Jean-Jacques Rousseau. Et qu’il le sait.
Cette façon d’être à part, contrairement à l’avenir, ne dure pas longtemps. Et d’ailleurs elle contredit au précepte auquel il fut toujours fidèle « un communiste n’est jamais seul. » Il me semble que, de tous les contemporains de Lacan, Althusser fut sans doute celui qui le rata le plus - au sens où l’on rate un train - comme en témoigne leur correspondance. Par exemple, cette longue et folle lettre – douze pages imprimées d’une rhétorique de la logorrhée – qu’il ne lui envoie pas, en réponse au silence de Lacan à une lettre précédente[2]. Ou encore comme en témoigne le texte, dix-sept ans plus tard, « Au nom des analysants », du 17 mars 1980 lors de la dissolution, où de nouveau, c’est le silence de Lacan ce jour-là, une autre forme de silence, qui le met en position de suppliant, dans la rhétorique d’une même demande éperdue. La demande étant : que Lacan parle ! Que Lacan réponde !
Il faut bien sûr laisser sa place à la chance de l’interprétation de ce que, peut-être de manière erronée, j’appelle ratage, puisque toujours y gît, on le sait, une possible réussite. Réussite dans ce qu’a d’insensé de la part d’Althusser cette prière, cette supplique, cette demande, d’un acte de parole. Réussite aussi peut-être dans le fait qu’Althusser est sans doute l’un des rares contemporains de Lacan à avoir supposé qu’il ne répondait pas, et en avoir fait son problème. C’est-à-dire une réponse. Voilà en tout cas, une manière bien plus juste de localiser ce que signifie être à part. La situer dans l’impossible d’une transaction. Sans doute si Lacan est à part, c’est plus ainsi que par le fait d’être « un type pas comme les autres ».
Il y a quelque chose de curieux dans le fait que, pour Derrida, ce fut tout à fait l’inverse. Pour lui, pas de lettre lacanienne qui n’arrive jamais, puisque, on le sait aussi, toute sa critique de Lacan repose sur une contestation de l’hypothèse formulée en conclusion au Séminaire sur « la lettre volée », selon laquelle au contraire «une lettre arrive toujours à destination[3] ».
La logique du fantasme veut alors que le corolaire du reproche - inverse à celui d’Althusser - , se révèle au final strictement identique. Identique sur un plan métapsychologique pourrait-on dire, même si c’est dans des méandres bien sûr plus sinueux, et en deux temps.
Premier temps : Lacan n’est pas à part, il n’est pas un typapart. Ainsi, Derrida, lors du grand colloque posthume intitulé Lacan avec les philosophes de 1991 sur lequel il y aurait tant à dire, discrédite toute idée d’un Lacan à part, ne serait qu’un tout petit peu à part, puisque Lacan est, selon lui, éperdument avec, éperdument avec les philosophes, éperdument confiant envers les philosophes. Il est avec eux, un peu comme un enfant naïf, je cite « trop en confiance avec les philosophes[4]», trop en confiance avec Sartre, avec Kojève, avec Heidegger…. si confiant qu’il va même jusqu’à exprimer un « désir intense, voire avide » pour l’Université[5]. Le deuxième temps, où donc, à partir d’un différend inverse, Derrida rejoint Althusser, est le suivant : si Lacan n’est pas un typapart mais un « type avec », celui qui est à part, c’est Derrida. Derrida qui est à part des philosophes, à part de l’Université[6] etc. , et bien sûr, à part de Lacan, au point même de vouloir à tout prix être avant lui. Avant lui sur la fonction de la lettre, et que la grammatologie ait précédé tout réflexion de Lacan sur cette question[7]. Au point que, si être à part de Lacan, c’est être avant lui, c’est donc être avant tout le monde, et ces messieurs Tout-le -monde, ce n’est pas seulement Jacques Lacan, c’est, dit Derrida, Francis Ponge, Maurice Blanchot etc. etc.[8] On le voit, si la logique du fantasme amène Derrida à se conjoindre à Althusser, c’est à la puissance deux, puisque ce dernier, en se désignant comme typapart, se retrouvait en compagnie de Jean-Jacques Rousseau, et non pas avant lui. Mais enfin, c’est peut-être ce que fait finalement Derrida lui aussi.
Et dès lors nous nous trouvons peut-être au cœur de la question qui est : que signifie être à part si cela ne signifie pas être un typapart ? Dans mes différents travaux sur Sade, sur le sexe des Modernes…, j’ai été frappé d’une chose : Lacan y était en effet systématiquement à part, à part de ses contemporains Derrida, Althusser, Barthes, Deleuze, Foucault… Et dans cette position, il n’était pas à part pour être différent de…., mais pour être l’objet d’un différend avec… avec ces fameux contemporains. Il n’est pas bien sorcier de nommer l’un des enjeux majeurs de ce différend puisque Derrida l’annonce en disant que « le manque n’a pas sa place dans la dissémination[9] », ce différend c’est la castration[10]. Et cela à partir d’une position explicitement assumée, la position perverse, le sujet masochiste pour Deleuze, la Zambinella, le castrat travesti, pour Barthes, et son propre corps incastrable pour Derrida. Pour tous les trois, là où la castration n’est nullement ce qui ordonne le sujet à la loi, mais ce dont il aspire à jouir. On le voit, nous sommes passés d’un « à part » mettant en scène les jeux désuets de la petite ou de la grande différence à un autre à part, plus retors, noué à un différend. Quelque chose donc, qui ne contente pas de distinguer, mais quelque chose qui noue, qui relie, je dirais presque qui colle. Le différend est une contestation singulière – on a dit « retorse » - puisque celui qui conteste s’accroche à ce qu’il conteste en le faisant passionnément sien. Ce qui est frappant, en effet, c’est ce que cette mise à part de Lacan autour de la castration est en réalité l’occasion d’un partage. Le partage du message lacanien. Ce n’est en effet qu’à partir du message lacanien autour de la castration, à partir de lui seul, que, tant Derrida, que Deleuze ou Barthes, revendiquent la possibilité d’en jouir.
Soudain, un mot utilisé par Derrida saute aux yeux : le terme de parasite. Dans ce texte que j’ai commenté, et qui s’intitule, je ne l’ai pas encore dit, « Pour l’amour de Lacan », Derrida en effet, attribue à sa position, celle de parler de Lacan après sa mort, le terme de parasite[11]. On dira alors en effet que la position des Modernes à l’égard de Lacan, et qui fait de Lacan celui qui est à part, est la position même du parasite. Parasite, à entendre au bon sens du terme, bien sûr, au sens noble, je veux dire pris dans des enjeux dialectiques. Et c’est là-dessus, sur ce trait d’esprit derridien, que je voudrais conclure.
Et, en profiter pour poser une question à l’acte psychanalytique qui fait l’objet du séminaire XV établi par Jacques-Alain Miller. Être à part, pour autant que cela signifie donc être l’objet d’un parasite, ne serait-ce pas aussi la formule où se définit une des positions position de l’analyste ? Au moins, pour ce que qui concerne ce que Lacan a appelé « le nœud inaugural du drame analytique[12]»… Mais, il arrive que ce nœud inaugural, comme l’avenir, dure longtemps. Je cite un bref passage de Lacan : « Je me donne à toi, dit encore le patient, mais ce don de ma personne – comme dit l’autre – mystère ! se change inexplicablement en cadeau d’une merde…[13]. » En intitulant son intervention « Pour l’amour de Lacan », Derrida n’a-t-il pas confirmé ce diagnostic ?
Lacan à part, donc. Oui, pour autant qu’être à part soit pris, non sous la forme faible d’un topos psychologique, mais pour autant que cette expression soit prise dans sa dimension d’expérience subjective, ici d’une praxis qui rend indissociables alors l’être-à-part et l’être-avec. Et tant mieux si c’est précisément celle de l’analyste, son éthique.
[1] L. Althusser, L’Avenir dure longtemps (1992), Livre de Poche, 1994, p. 48.
[2] Lettre du 10 décembre 1963, non envoyée, in L. Althusser, Écrits sur la psychanalyse, Freud et Lacan, Livre de Poche,1996, p. 292-303.
[3] «Pour l’amour de Lacan » in Lacan avec les philosophes, Albin Michel, Bibl du Collège International de philosophie, 1991, p. 412-413.
[4] Ibid., p. 410.
[5] Ibid.
[6] « Sa seule excuse [au désir de Lacan pour l’université], c’est qu’il n’y était pas. Lacan aurait sans doute voulu que je joue ce rôle de l’universitaire philosophe. » op.cit., p. 410.
[7] Ibid., p. 407 et 412.
[8] Ibid., p. 414.
[9] Ibid, p. 418.
[10] Pour autant par exemple que dans le séminaire qui nous réunit ici ce matin, Lacan lui-même fait du manque la voie où se réalise exactement le sujet au travers de cette expérience subjective qu’est la castration. Le Séminaire, Livre XV, L’acte psychanalytique, texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, 2024, p. 111.
[11] «Pour l’amour de Lacan », op. cit., p. 400.
[12] « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Seuil, 1966, p. 107.
[13] Séminaire Livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, 1973, p. 241.