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Billet de blog 18 décembre 2023

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Sur Shoah de Claude Lanzmann

Ces deux textes ont été lus au Centre Georges Pompidou pour la projection de Shoah, à l’occasion du Cycle Claude Lanzmann, le lieu et la parole, le dimanche 17 décembre 2023, à 11h30 avant la projection de la Première époque, et à 17 heures avant la projection de la Deuxième époque.

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SUR SHOAH DE CLAUDE LANZMANN

Ces deux textes ont été lus au Centre Georges Pompidou pour la projection de Shoah, à l’occasion du Cycle Claude Lanzmann, le lieu et la parole,  le dimanche 17 décembre 2023, à 11H 3O avant la projection de la Première époque, et à 17 heures avant la projection de la Deuxième époque.

On peut lire également Éric Marty Sur Shoah de Claude Lanzmann, éditions Manucius, collection « Le Marteau sans maître »,  2016.

SHOAH

 PREMIÈRE ÉPOQUE

   L’aventure de Shoah commence en 1973 au moment de la sortie de Pourquoi Israël. La première projection eut lieu à Paris le 30 avril 1985 au théâtre de l’Empire avenue de Wagram. Ce sont donc bien douze années que Lanzmann consacra à la réalisation de ce qui constitue son œuvre majeure. La dimension presque mystique – un mysticisme sans Dieu - que prend, dans Le Lièvre de Patagonie, le récit de cette entreprise absolument folle doit être prise au sérieux :  depuis la nuit pascalienne de 1973, « nuit de feu » selon lui, qui délivre la décision de faire le film jusqu’à ce moment à la fois final et inaugural – avril 1985 – où Lanzmann, presque à la veille de la projection, baptise son film  - contre l’avis de tous – Shoah. Encore une nuit : « Le mot ‘Shoah’ se révéla à moi une nuit comme une évidence, parce que, n’entendant pas l’hébreu, je n’en comprenais pas le sens.» 

   J’aime infiniment le récit que fait Claude Lanzmann de cette épopée dans son autobiographie. Celui d’une extrême solitude, malgré les inestimables soutiens et les collaborateurs et collaboratrices qu’il cite dans le prologue. Solitude qui fut à la fois une solitude matérielle, une ascèse dans le renoncement à la vie, il ne faut pas l’oublier, plutôt confortable de journaliste qui était jusque-là la sienne. Solitude qui apparaît aussi comme une solitude plus essentielle, la solitude d’une responsabilité, d’un mandat comme il l’écrit, « j’étais mandaté ».

   Mandaté par qui ? On dira mandaté par Israël : par l’Israël de Pourquoi Israël, et pourquoi pas, sans doute aussi par l’Israël d’une autre nuit, ainsi qu’il est raconté dans la Genèse, celle que passa Jacob à lutter avec l’Inconnu, avec l’Ange,  et au terme de laquelle il fut baptisé précisément Israël : étymologiquement celui qui lutte avec Dieu. D’une certaine manière, l’intensité inouïe des 9 heures et 10 minutes que dure le film, est celle d’une lutte avec quelque chose qui est en effet de l’ordre de l’inconnu, de l’incompréhensible, d’une nuit, et qui sera donc pour finir baptisé Shoah.

    Shoah n’est pas seulement le nom de l’événement la Shoah, Shoah est le nom d’une œuvre qui nomme donc aussi sa propre genèse.

   Quelle confiance dans la puissance généreuse, mais aussi destructrice, du temps a-t-il fallu à Claude Lanzmann pour, entre ces deux nuits, celle de la décision de 1973 et celle de la nomination de 1985, se projeter dans cette entreprise qui ne pouvait être qu’une entreprise de dépossession !  On a du mal à mesurer l’abîme dans lequel Lanzmann s’est alors plongé, lui qui partait, comme il l’explique lui-même, à partir de rien, lui qui ne savait rien de ce qu’il devait faire et à qui pourtant il était demandé de ne faire que ça. Que dire par exemple des cinq années que dura le montage de Shoah sous la responsabilité de Ziva Postec ? Et encore davantage de la composition de Shoah dont Lanzmann fut le maître d’œuvre, et que la longue durée de l’œuvre rend plus qu’essentielle. Que signifie par exemple la composition en deux parties, que Lanzmann baptise « époques » ?

   On a du mal, dans un premier moment, à comprendre la logique de cette division. Cette logique qu’on pourrait appeler, non une chronologie, mais une chrono-logique, on la perçoit seulement après coup. Intuitivement par exemple par le fait que la première période est très fragmentée, les témoignages sont parfois brefs, avec des parallélismes rapides. La temporalité elle-même est assez étroite, le plus souvent située pendant l’hiver 1942 avec quelques débordements en amont, l’hiver 41 ou en aval l’hiver 1943. Ce qui pourrait alors justifier cette relative fragmentation des paroles, leur brièveté, et surtout la distinction avec la « deuxième époque », c’est que le nœud temporel que Lanzmann veut mettre au jour, c’est celui du commencement. C’est-à-dire bien sûr, pour les témoins, celui du premier instant, de l’effroi de l’instant inaugural du processus de l’extermination (l’arrivée, la sélection, le déshabillage, ou par exemple le « boyau » de Treblinka menant à la chambre à gaz…), mais aussi saisir, en approchant au plus près de cet instant inaugural, dévoiler ce qu’on pourrait appeler le « sans précédent ». Il s’agit pour Lanzmann de toucher lui-même, et de nous faire toucher, ce moment basculant, c’est-à-dire instaurant un tournant, une nouvelle réalité, et qui désormais gouverne toute une organisation humaine, tout un monde d’hommes, qu’on ne pourra nommer autrement que par un opaque, neutre, intraduisible :  Shoah.

   Par opposition, on est frappé, en visionnant la seconde époque, d’assister à de très longues séquences basées sur un nombre de témoins beaucoup plus limité, et plus encore à constater un entrelacement, un jeu fascinant de juxtaposition de récits avec tout d’un coup des personnages qui sont, par leur visage et leur voix bouleversantes, de véritables rhapsodes de l’œuvre.  Ils seront surtout trois témoins à jouer ce rôle Abraham Bomba (Treblinka), Filip Müller (Auschwitz), Rudolf Vrba (Auschwitz), avec aussi Richard Glazar (Treblinka), et les Juifs de Corfou, et, dans l’ombre,  les témoignages des nazis, et celui, lumineux, de l’historien Raoul Hilberg ou encore de Jan Karski. Nous ne sommes plus dans cette tentative extraordinairement délicate d’une saisie de l’instant inaugural – qui comme instant possède la puissance d’une rupture et l’évanescence de l’instantané -, nous sommes dans la durée tragique et presque interminable de l’événement.

   Tout ce qui entourait les témoins de la première époque, les paysans polonais, les allées et venues dans les villages périphériques aux camps (Chelmno, Malkinia,  la ville d’Auschwitz…), l’arpentage des limites physiques entre le dehors et le dedans des camps qui ont été effacées, les témoignages des cheminots conduisant les trains. Tout cela ne réapparaît plus dans la seconde époque. Tout cela a disparu. On comprend alors ce que signifie « époque » pour Lanzmann et ce que signifie composer une œuvre. On comprend la dimension conceptuelle et sensible de ce terme, sa physique pourrait-on dire. Et peu à peu,  nous commençons alors, sinon à maîtriser le film Shoah, du moins à nous installer dans sa durée particulière, à pouvoir l’habiter. Ou plutôt notre regard, nos yeux, habitués qu’ils sont aujourd’hui aux visions rapides, apprennent une vision qui dure suffisamment pour suivre la terrible épopée qui nous est livrée, et en comprendre la portée.

   On pourrait bien sûr ajouter à cette opposition des deux époques, tout ce qui vise au contraire à les faire se refléter. Par exemple, le fait que la première époque comme la seconde commence par un chant. L’inoubliable chanson polonaise chantée par Simon Srebnik, rescapé de l’extermination, debout sur une barque à fond plat comme un batelier échappé du romantisme allemand. La seconde époque commence également par un  chant, la caricature diabolique et cauchemardesque du premier, puisque c’est le chant des déportés de Treblinka chanté par l’un des responsable SS du camp, Franz Suchomel, et filmé clandestinement par une caméra caché qui affiche un visage fantomatique et monstrueux : deux chants d’ouverture pour les deux époques mais, on le voit, dans des tonalités diamétralement contraires.

   De la même manière, les deux époques possèdent un autre miroir, cette fois-ci en leur fin respective. À la fin de la première époque, on retrouve l’extraordinaire enfant chanteur de Chelmno, Simon Srebnik,  revenu sur les lieux de l’extermination, dans un long monologue qui anticipe sur ceux de la deuxième époque, non plus raconter, mais comme psalmodier le moment final de la mise à mort, et évoquer ce qui sera le grand thème de la suite : sortir d’ici, imaginer une fuite possible : il dit ainsi, ce sont ces derniers mots : « Je rêvais aussi : / si je survis, je serai le seul au monde. / Plus un être humain,  moi seul. Un. / Mehr keine Menschen ist nicht da, nur ich, einer. Et il ajoute « Il ne restera que moi au monde, si je sors d’ici. »

    Or la toute fin de la deuxième époque entre en un écho douloureux avec cette fin, un peu comme pour les deux chansons du début. Nous sommes avec un nouveau groupe de témoins que je n’ai pas évoqués; Ils sont deux, ce sont des survivants de la révolte du ghetto de Varsovie qui fut déclenchée en avril 1943. C’est Simha Rottem, membre comme son camarade de l’Organisation Juive de Combat, qui parle, qui témoigne,  et qui clôt Shoah, comme Simon Srebnik, par une parole adressée à soi, un je me disais, ce qu’on appelle un soliloque.

   Le ghetto est battu, il n’y a plus personne, que des ruines fumantes, il est retourné aux égouts pour lui aussi « sortir d’ici ». Et il se dit à lui-même ceci : « Je suis le dernier Juif,/ Je vais attendre le matin, / Je vais attendre les Allemands. » Sur quoi s’élance alors à l’image un train interminable, la dernière image. On dira que ces deux propos disent en quelque sorte l’inverse l’un de l’autre. Le premier se dit le « dernier homme », le second se dit « le dernier Juif » : le premier est encore un survivant malgré tout, le second est un mort en sursis, mais dans les deux cas, il s’agit bien pour reprendre la formule du poète Paul Celan du discours de Brême (1958) et par laquelle il tente de définir le poème : une bouteille à la mer. «Le poème en tant qu’il est – oui, une forme d’apparition du langage, et par là d’essence dialogique, le poème peut être une bouteille jetée à la mer… »

Telle pourrait être la meilleure formule pour approcher Shoah, une bouteille à la mer, un poème. C’est ainsi en tout cas qu’on peut l’accueillir, les yeux ouverts.

SHOAH

DEUXIÈME ÉPOQUE 

    Il y a de nombreuses leçons de cinéma dans Shoah. Ainsi, dès la séquence d’ouverture de la deuxième époque, Franz Suchomel, officier SS qui fut l’un des responsables du camp de Treblinka, est invité par Lanzmann à chanter le chant des déportés juifs, et à le chanter de plus en plus fort, comme si on l’entendait jamais assez. Il y a un van dans la rue où se trouve la maison du SS d’où la scène est relayée, enregistrée sur des écrans de capture à partir du son et de l’image qui sont pris clandestinement par Lanzmann avec une caméra dissimulée,  qui  interroge donc le criminel. À l’écran, se succèdent ainsi des plans des techniciens et des écrans de capture pris à l’intérieur du van, des plans du van lui-même depuis la rue, et bien sûr des plans de l’entretien entre Lanzmann et Suchomel qui eux sont des plans en noir et blanc, des plans brouillés, des plans où les images sautent et où la douce régularité du 24 images par seconde est perturbée.

   Est-ce une mise en scène ? Oui. Mais c’est aussi autre chose. On pourrait dire un dispositif. Quelque chose d’excessif a lieu, excès de la voix car Suchomel chante fort, chante déjà trop fort depuis le début. Se plaçant par cet excès dans une position presque irréelle qu’accentue encore le fait qu’il ignore qu’il est filmé. Toute vérité lui échappe alors que pourtant il en est en quelque sorte le porteur,  comme le serait une archive parodique et burlesque. La vérité du chant qu’il connaît par cœur et qu’il finit par hurler avec de ce fait une conviction stupide, lui échappe : il est devenu lui-même un artefact,  un pantin, dont le rire par lequel il tente d’amadouer et de comprendre son interlocuteur tyrannique qui le fait chanter aussi absurdement, dont le rire donc est aussi celui de la bêtise : une bêtise effroyable, non pas celle de la banalité du mal, dont Lanzmann rejette radicalement l’hypothèse, mais au contraire, son infini, son infini pris dans la dérision absolue des fins, dérision absolue des significations, dérision du sens rendu au Neutre.

    Et que va contester, dans une sorte de sursaut effrayant celui qui a commandé la mort de dizaine et dizaine de milliers de Juifs dont il gérait le déplacement des baraquements jusqu’au « boyau » camouflé, et dont la destination était la chambre à gaz, celui qui a en lui, l’âme d’un meurtrier de masse, et qui ne peut l’avoir oublié. Soudain, alors qu’il a obéi à plusieurs reprises aux injonctions de l’interlocuteur en qui il flaire sans aucun doute le Juif, Suchomel se tourne vers Lanzmann et dit : « Vous êtes content ? C’est un « original ».  Et il ajoute, comme un défi où l’on comprend qu’il a deviné quelque chose, sans plus la fausse bonhommie qui était la sienne : « Plus un Juif ne connaît ça ! » Das kann kein Jude heute mehr ! ».

   Leçon de cinéma, mais aussi leçon politique, leçon sans catharsis puisque la mise en scène choisie a de fait instauré un dispositif cinématographique dont la portée excède de beaucoup notre capacité de spectateur à nous situer ailleurs que dans une forme d’angoisse. Ces leçons de cinéma, où donc la mise en scène ne cesse de vaciller du fait de la complexité du dispositif, sont nombreuses, Simon Srebnik chantant la mélodie polonaise sur la barque à fond plat         comme un Orphée qui aurait eu le privilège de passer deux fois le fleuve de l’Enfer, Abraham Bomba, le coiffeur de Treblinka, que l’on retrouve dans un salon de coiffure de Tel-Aviv et qui raconte, qui fait plus que raconter, qui réellement ressuscite devant nous, effarés, le moment où il devait couper les cheveux des femmes juives, avant qu’on ne les conduise dans la chambre à gaz, scène que Jean-Luc Godard a astucieusement associée au film de Chaplin, Le Dictateur où il y a, on le sait, un autre coiffeur, un autre barbier juif…., ou encore ces moments où Henrik Gawkowski, le cheminot de Treblinka conduit à nouveau le train de Malkinia vers le camp. 

    Et puis, à côté de ces dispositifs complexes et sophistiqués, il y a, s’intensifiant à mesure que le film avance, autre chose : ces longs, ces violents travellings, ces mouvements absolument fous par leur rapidité, leur frénésie, de la caméra qui traverse, qui perce, qui fouille dans une pulsion de vie désespéré l’espace de la nature d’Auschwitz, de Sobibor, Treblinka comme pour affronter précisément, tant dans la neige glaciale, que dans les chemins bucoliques, dans les prés verdoyants de Pologne soutenus par les abondantes frondaisons des arbres, comme pour affronter donc ce qu’on pourrait appeler l’absence de traces, la Shoah donc, l’absence de traces qui est à proprement parler l’essence du Mal en tant qu’il est dans sa structure même indifférence.

   Il y a donc cet acharnement de Lanzmann à cinématographier  follement. Dans Le Lièvre de Patagonie, il écrit après avoir découvert Treblinka : « Treblinka devint si vrai qu’il ne souffrit plus d’attendre, une urgence extrême, sous laquelle je ne cesserais désormais de vivre, s’empara de moi, il fallait tourner, tourner au plus tôt… », et plus tard, il raconte l’état de quasi hallucination dans lequel il se trouve et qui le pousse à filmer, filmer encore sans s’arrêter, faire recommencer vingt fois tel zoom, refilmer encore et encore, malgré les remarques de son chef opérateur « Tu en as déjà dix fois trop… ». À cette folie acharnée, à cette course pulsionnelle de la cinématographie, de l’œil devenu fou, exorbité, il me semble pourtant, qu’il y a dans le film, une phrase, une simple phrase très brève, qui à elle seule fait barrage à l’angoisse.

   Nous sommes avec Filip Müller membre des Sonderkommandos d’Auschwitz chargé de retirer les morts de la chambre à gaz après le gazage, et de les brûler dans les fours crématoires. Des Juifs, tchèques comme lui, sont nus dans la chambre à gaz, alors au lieu de rester au dehors et d’attendre, il décide d’y entrer avec eux et d’y mourir. C’est alors qu’une femme se détache du groupe et lui dit :

      « Tu veux donc mourir.

         Mais ça n’a aucun sens.

         Ta mort ne nous rendra pas la vie.

         Ce n’est pas un acte »

   Et la voix incroyable, minérale et incandescente, de Filip Müller répète pour nous les mots de cette femme qui lui ont été adressés : ce n’est pas un acte : Das ist keine Tat.

      Si mourir n’est pas un acte, alors, qu’est-ce qu’un acte ? Sans doute, et, je terminerai avec cela, Shoah est une forme de réponse à cette question énigmatique prononcée au seuil d’une chambre à gaz d’Auschwitz.

     Shoah est cet acte.

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