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Billet de blog 10 février 2022

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Existe-t-il un lien entre la banque centrale et l'État-providence ?

Ce billet de blog explicite le lien entre la banque centrale et l'État-providence, afin de prolonger la discussion ouverte par Martine Orange dans son compte-rendu, sur Mediapart, de l'ouvrage « La Banque-providence. Démocratiser les banques centrales et la monnaie ».

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Martine Orange a écrit dans Médiapart un long compte-rendu de La Banque-providence. Démocratiser les banques centrales et la monnaie. Je la remercie et suis très honoré de l’attention ainsi portée à mon travail et de la lecture enthousiaste et positive qui est faite de ce court ouvrage. Son compte-rendu très fidèle au livre en restitue la portée politique et suggère d’importants prolongements. Il comporte aussi une critique du lien esquissé (mais central, comme l’indique le titre) entre la banque centrale et l’État-providence. Les quelques lignes ci-dessous sont consacrées à répondre à cette critique, dans le seul souci de faire vivre le nécessaire débat démocratique sur l’action des banques centrales. Je me concentre ici uniquement sur ce point, laissant de côté les autres arguments développés dans l’ouvrage.

Une des thèses de la Banque-providence est que les banques centrales ont été au milieu du 20e siècle intégrées au dispositif d’État-providence. C’est cette thèse que réfute Martine Orange : « Même s’il indique que cette mission est assumée « de façon implicite », l’idée dérange, tant elle s’inscrit à rebours des faits. Jamais le rôle de soutenir l’État-providence n’a été inscrit ni même sous-entendu dans les statuts des banques européennes nationales, de la Banque centrale européenne ou de la FED ». 

Il est nécessaire de préciser ce que je considère comme des liens effectivement implicites mais structurants. Mon argument est que le rôle assurantiel des banques centrales – qui existe depuis leur origine et s’applique tout autant à l’État qu’aux marchés financiers – a été transformé au milieu du 20e siècle par des mutations de la politique économique que l’on associe généralement et grossièrement à la « naissance » de l’État-providence. Le fait de devoir assurer la stabilité macroéconomique et financière ou d’acheter de la dette publique n’a pas le même sens politique dans la société actuelle où l’État finance des biens publics (et en partie la protection sociale) et la banque centrale est une administration publique, que dans les sociétés d’avant la guerre où le budget de l’État est principalement consacré à la défense militaire et la banque centrale est aux mains d’actionnaires privés.  C’est cette rupture historique, presque évidente, dont il faut prendre conscience pour penser l’étendue du rôle politique que jouent aujourd’hui les banques centrales.

Cette position ne revient aucunement à prétendre que les banques centrales seraient constamment mobilisées depuis les années 1950 pour défendre l’État-providence ou qu’elles n’œuvreraient pas également pour défendre les intérêts des acteurs financiers privés. Dans l’ouvrage, à la suite des travaux de Daniela Gabor, Benjamin Braun, Gary Gorton ou Benjamin Lemoine entre autres, je souligne le fait que, dans un système où la dette publique est financiarisée, les objectifs de stabilité financière et de soutenabilité de la dette publique se rejoignent. La relation des banques centrales à l’État et aux marchés est changeante et complexe, soumises à des retournements et – au cours des années 1980-1990 – à un tournant libéral marqué. L’évolution politique des banques centrales depuis les années 1950 reflète les mutations de l’État-providence lui-même.

Si j’insiste sur la rupture historique que constitue la moitié du 20e siècle pour les banques centrales, c’est aussi car l’histoire traditionnelle de la politique monétaire retient généralement beaucoup plus le tournant de l’indépendance des banques centrales au cours des années 1990. Je ne nie pas cette seconde rupture, ni ses effets et sa persistance institutionnelle, mais force est de constater que la grille de lecture de l’indépendance des banques centrales est peu opérante pour comprendre les évolutions de la politique monétaire depuis la crise financière de 2008-2009 et notamment les achats massifs de dette publique, d’autant plus pour des banques centrales qui ont des définitions juridiques très différentes de l’indépendance (entre les États-Unis et la zone euro par exemple).

Sans penser le processus historique d’intégration des banques centrales au sein de l’État, il est également difficile de comprendre pourquoi, par exemple, la Banque centrale européenne a comme objectif secondaire (c’est-à-dire « sans préjudice pour la stabilité des prix »),  d’apporter « son soutien aux politiques économiques générales de l’Union », c’est-à-dire de soutenir une économie « qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement ». Ces mots ne sont pas là par hasard. Ils n’auraient eu aucun sens avant la seconde moitié du 20e siècle. Cela n’est pas juridiquement contradictoire avec le fait que le libéralisme marque aussi la BCE, puisqu’il est bien précisé qu’elle doit œuvrer « conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre, en favorisant une allocation efficace des ressources ».

Ce qui m’intéresse particulièrement est de comprendre historiquement et aujourd’hui les contreparties du rôle assurantiel des banques centrales. Ces contreparties s’appliquent – différemment – tout aussi bien à l’État qu’aux marchés financiers. De ce point de vue, le lien tissé entre banque centrale et État-providence est tout à la fois positif (i.e. description d’une coïncidence historique) et normatif puisque la thèse du livre est que la banque centrale doit assumer plus explicitement ce rôle assurantiel dans un cadre démocratique. Appliqué à la BCE, cela signifie avoir une discussion ouverte qui met dans la balance la stabilité des prix, plein emploi, progrès social, et amélioration de la qualité de l’environnement.  Le dernier chapitre est consacré aux réformes nécessaires pour assurer cet équilibre.

Comme le remarque justement Martine Orange, la définition d’État-providence est donc très générale, voire volontairement floue, puisque l’essentiel est de souligner une rupture historique dans la fonction de l’État. Ce terme regroupe l’ensemble des interventions économiques et sociales de l’État qui visent à protéger les citoyens contre les aléas individuels ou macroéconomiques. Une définition aussi large serait peu opérante pour qui écrirait l’histoire de l’État providence lui-même, ou plus exactement l’histoire de la protection sociale, comme le font remarquer Jean-Claude Barbier, Bruno Théret et Michaël Zemmour dans Le système français de protection sociale.  Une grande partie de l’organisation de l’État social est gérée par les partenaires sociaux  et a priori indépendante de l’administration et de la dette publique.

D’un point de vue fonctionnel, la banque centrale ne joue donc pas de rôle direct dans l’organisation de l’État social. Mais d’un point de vue historique et politique, les trajectoires de l’État-providence et des banques centrales sont bien liées. Le financement de l’État social est aussi lié à la politique macroéconomique, et donc en ce sens à un échelon plus général de l’interventionnisme étatique visant à garantir aux individus une protection et une stabilité économique que des mécanismes de libre marché ne peuvent fournir.

Au-delà même du financement de la dette, il est dorénavant clair que les actions des banques centrales ont des effets macroéconomiques qui interagissent avec d’autres politiques de l’État-providence. Cela est en partie évident et déjà souligné dans les traités de la Banque centrale européenne mentionnés ci-dessus, mais il en manque une traduction politique adéquate. Le but de la Banque-providence est donc de prendre conscience et de nous forcer à expliciter le rôle particulier – important mais sûrement pas omniscient – de la banque centrale au sein du dispositif institutionnel étatique. À titre d’exemples, je discute notamment dans le 1er chapitre comment les analyses classiques du sociologue Gøsta Esping-Andersen sur le rôle de l’État-providence dans la « transition » peuvent  éclairer le débat actuel sur les banques centrales et la politique environnementale.

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