Sarah Wagenknecht (que j'appellerai SW par la suite) "a fait le buzz" avec une intervention "féroce" (dixit les commentaires) dirigée contre la chancelière Merkel devant le Parlement allemand. Mais un buzz peut être l'arbre qui cache la forêt et le personnage pourrait être sans consistance aucune ou une icône qu'on nous colle là...
L'allemand étant une de mes langues maternelles (grand-maternelles devrai-je dire), j'essaie de le maintenir comme je peux et, comme dans le sud de la France, le teuton est rare, je suis allé faire un tour sur le blog de SW et "j'offre" à qui en veut la traduction d'un interview sur une chaîne de TV régionale allemande où elle aborde un certain nombre de problèmes d'actualité, ce qui permet de mieux en discerner les contours (fort agréables au demeurant - comme ça, c'est fait et on en parlera pas dans les commentaires).
L'Europe ne pourra survivre ainsi
(interview de SW aux informations régionales d'Aix-la-Chapelle du 12/05/2015)
Q1 : Mme Wagenknecht, Aix-la-Chapelle fêtera dans quelques jours le lauréat du prix Charlemagne [EN : un prix récompensant les actions méritantes en faveur de l'unité européenne] Martin Schulz, l'Union Européenne et l'unité européenne. L'UE est-elle dans une situation donnant prétexte à des célébrations ?
SW : Jetez un œil aux chiffres du chômage dans l'UE. Regardez les succès électoraux de partis d'extrême-droite comme le FN en France. Il n'y a vraiment pas de quoi se réjouir. Au lieu de cela, nous ferions mieux de réfléchir à ce qui devrait être fait pour que l'Europe soit plus unie qu'elle ne l'est aujourd'hui.
Q2 : Qu'est-ce qui vous gêne en ce moment dans la politique en Europe ?
SW : Ce qui me dérange avant tout, c'est l'arrogance avec laquelle le gouvernement allemand s'obstine dans une politique de crise qui ne fonctionne pas à l'évidence. Les pays qui sont déjà dans une grande détresse économique se voient imposer des réductions de dépenses et un dumping salarial. La conséquence est que dans ces pays il y aura encore plus de bas salaires, encore plus de travail précaire, encore plus de chômage. L'inégalité croît. Quelques-uns deviennent toujours plus riches, la classe moyenne se réduit, la pauvreté augmente. Cette évolution réduit à néant toutes les perspectives de l'Europe.
Q3 : Comment cela colle-t-il au le modèle européen : à savoir liberté, démocratie et dignité humaine ?
SW : Ces idéaux du Siècle des Lumières n'ont malheureusement rien d'autre qu'un rôle secondaire. Et nous nous éloignons aussi de plus en plus d'une économie de marché régulée socialement. Partout, les budgets sociaux sont réduits, partout les retraites diminuent, partout le secteur social est détruit. Cela amoindrit la qualité de vie d'une grande partie de l'humanité. Pour moi l'idée de l’État-Providence, l'idée de solidarité font partie des idéaux européens.
Q4 : En Europe, la solidarité ne s'exercerait-elle même pas entre ses membres ?
SW : Evidemment.
Q5 : Mais les états européens n'ont ils pas fait preuve de solidarité en donnant des milliards pour les plans de sauvetage des pays en crise ?
SW : A travers les prétendues mesures d'aide et les plans de sauvetage, aucun pays n'a été sauvé, seulement des banques et des créanciers. La Grèce en est l'exemple classique. Le pays était déjà surendetté et dans l'incapacité de rembourser ses dettes en 2010. Il aurait déjà fallu à cette époque annuler la plus grande partie de sa dette. Cela se serait fait sur le compte de tous les créanciers privés. Mais cela ne s'est pas produit. Au lieu de cela, les plans de sauvetage de la dette ont été placés sur les épaules des contribuables européens, via l'impôt. Cela n'a rien à voir avec la solidarité.
Q6 : La Commission Européenne voit ces mesures comme un succès. Elle pronostique en attendant à d'autres pays qui étaient sous sa tutelle – Espagne, Portugal, Irlande et Chypre – le retour à la croissance économique.
SW : Ces prévisions ne font que prendre l'opinion publique pour une imbécile. Pour qui y regarde un peu plus précisément, les choses sont claires : les principaux secteurs responsables de la crise dans ces pays – le bâtiment et la finance – sont florissants à nouveau. Mais la production indistrielle continue à s'effondrer, l'investissement est à un niveau lamentable et la main d'oeuvre qualifiée, surtout les jeunes, s'expatrie. La prétendue lumière au fond du tunnel n'est qu'une Fata Morgana [EN : phénomène optique que l'on peut assimiler à un mirage].
Q7 : Sommes-nous en train de vivre la crise du capitalisme en Europe ?
SW : C'est en tout cas la crise d'un système économique qui, de par la dérégulation de la finance et du marché du travail, rend une minorité de plus en plus riche et où ceux qui produisent la richesse ont une part toujours moindre du gâteau. Cette inégalité conduit à une situation où la plus grande partie du peuple a de moins en moins d'argent pour acheter des produits. Or, le capitalisme est basé sur le postulat que la croissance passe par la vente de plus en plus de marchandises. A la longue, cela ne peut s'accorder.
Q8 : Quelle est votre alternative au capitalisme ?
SW : Tout d'abord, il faut dissocier capitalisme et économie de marché. Il y a une économie de marché non-capitaliste : je lutte pour un système économique où les entreprises seraient toujours en concurrence. Mais ces entreprises ne devraient plus appartenir à des familles ou à des fonds d'investissement qui tirent des profits de l'activité économique sans assumer de fonction productive. Les personnes qui possèdent des entreprises ou de gros paquets d'action et s'enrichissent sans effectuer aucun travail ne peuvent être le fondement de la prospérité.
Q9 : Mais ?
SW : Notre prospérité est due aux personnes qui travaillent. Une main d'oeuvre qualifiée, de bons ingénieurs et de évidemment de bons managers. Les entreprises devraient appartenir à leurs salariés. Ce sont eux qui s'impliquent le plus, en s'investissant à long terme pour l'entreprise. Mais ce modèle ne semble pas attirer grand monde dans le nord et le centre de l'Europe. En raison de la crise, les partis de gauche s'y sont moins renforcés que les partis conservateurs et anti-européens.
Q10 : A quoi cela tient-il ?
SW : Les réponses des droites sont souvent les plus simplistes et les plus accrocheuses. L'un des thèmes de campagne de prédilection du FN français est du reste le gouvernement [EN : allemand]. Lorsque le ministre des finances Wolfgang Schaüble se plaint que l'on ne puisse imposer à la France les mêmes réformes qu'à l'Espagne, il ne faut pas s'étonner que chez nos voisins la mauvaise humeur monte et que les gens se sentent humiliés. C'est ainsi que l'on alimente le sentiment nationaliste et anti-européen.
Q11 : Vos opposants politiques prétendent que vos critiques à l'égard de l'UE nourrissent justement ces ressentiments anti-européens.
SW : Non, les ressentiments proviennent essentiellement de ceux qui sont à la tête de l'Europe, qui détruisent la qualité de vie des classes moyennes, qui donnent la sensation fondée que tout ce qui vient de Bruxelles est une attaque dirigée contre leur salaire et leur bien-être. Ce n'est que lorsque Bruxelles ne sera plus le moteur de la transformation néo-libérale de notre société que les gens s'identifieront à nouveau à l'Europe.
Q12 : Vous n'êtes donc pas euro-sceptique ?
SW : Surtout pas. Je trouve épouvantable l'étroitesse d'esprit des nationalismes. Que des barrières [EN : douanières] ne nous séparent plus en Europe est une chance. Mais qui veut que cela perdure doit concevoir l'Europe comme un projet social. L'Europe doit être plus qu'un marché intérieur néo-libéral homogène le plus vaste possible. Sinon elle ne survivra pas.
Q13 : Au début de l'année, vous avez célébré la victoire de Syriza en Grèce comme une grande chance pour l'Europe. Quatre mois plus tard, voyez-vous toujours les choses de la même façon ?
SW : Bruxelles et Berlin font tout pour enlever toute marge de manœuvre à Athènes. Pourtant, je pense que la gestion d'Alexis Tsipras va dans la bonne direction. Elle a clairement laissé entendre qu'elle demanderait aux 500 plus riches familles grecques de passer à la caisse. C'est aussi de mon point de vue leur seule chance. Ils ont besoin d'argent pour relancer l'activité économique par l'investissement. Ils ont besoin d'argent pour rebâtir un système social. Le pouvoir ne recevra pas d'argent des autres pays. Il devra le prendre à ses classes supérieures. Reste le problème de la dette grecque, principalement financée par contribuables européens.
Q14 : Comment éluder la question ?
SW : La Grèce ne pourra pas rembourser ses dettes et il n'y aura pas d'autre solution que son effacement. Cela a toujours été ainsi.
Q15 : Mais quasiment personne n'ose le dire, ni à Bruxelles, ni à Berlin.
SW : Cela a été dit par le FMI. Le gouvernement [EN : allemand] ne le dira pas de sa propre initiative. Merkel devrait alors reconnaître qu'elle a détournés des impôts allemands à hauteur de plusieurs milliards.
Q16 : Et si le gouvernement Merkel maintient fermement sa position actuelle ?
SW : Le soi-disant programme de sauvetage a fracassé l'économie grecque, augmenté davantage la dette, enrichi davantage les riches. Si Bruxelles et Berlin entraînent le nouveau pouvoir grec dans cette course aburde, s'ils continuent à ne vouloir [EN : réellement] aider la Grèce, s'ils veulent conduire le gouvernement Tsipras à l'échec, alors Athènes ne réussira pas sans aide à résoudre son problème d'insolvabilité.
Q17 : En abandonnant l'euro ?
SW : Pourquoi ? Il n'y a aucune clause qui prévoie une exclusion de l'euro de la Grèce en cas d'insolvabilité.
Q18 : Ce qui se passera avec la Grèce dépendra essentiellement de l'attitude allemande. Comment l'Allemagne, en tant que puissance économique et politique dominante se comportera-t-elle vis-à- vis des petits états de l'Europe ?
SW : Nous avons depuis longtemps, en matière de politique intérieure, la conviction intime que l'Allemagne, vu son passé historique ne devrait pas se conduire en puissance hégémonique mais montrer vis-à-vis des autres pays et particulièrement de la France le plus grand respect. Cela fut le cas du gouvernement d'Helmut Kohl. Cette conviction a disparu.
Q19 : Vous tressez des louanges à un chancelier de la CDU ? [EN : Démocratie Chrétienne, centre-droit]
SW : Malgré toutes mes critiques à Kohl, il a montré en la circonstance un flair nettement supérieur à celui du gouvernement Merkel.
(http://www.sahra-wagenknecht.de/de/article/2114.so-wird-europa-nicht-ueberleben.html)