Il n’a pas fallu attendre François Hollande pour avoir le sentiment que la gauche au pouvoir, c’était le peuple livré pieds et poings liés aux forces dont elle était censé les affranchir. Dès 1982, le François précédent s’est converti à l’entreprise, alpha et oméga de la présence humaine et à ce titre chargée du programme «Changer la vie» pour lequel il avait été élu.
Depuis, trente ans de finances sont passés sous les ponts et nous avons hérité d’un Président qui est entré en politique en même temps qu’à HEC, ce dont il ne s’est pas vanté pendant sa campagne, c’est normal. Ce n’est certes pas un crime de faire HEC, mais c’est tout de même un symbole fort d’élire à la tête de la France un homme qui est passé par là et qui, pour faire bonne mesure, est socialiste. Comme je ne veux pas en mettre partout, j’évite les guillemets à socialiste, ils sont visibles pour la plupart d’entre nous sans cette graphie un peu lourde.
La fin de l’année précédente a illustré avec éclat notre brillante situation. La déliquescence de la volonté politique a emprunté des formes particulièrement violentes, angoissantes, ressenties avec colère et tristesse. L’ignoble affaire Dieudonné et un décret paru le 31 décembre autorisant les magasins de bricolage à ouvrir le dimanche, sont deux faces d’un même dé qui, jeté au hasard par la puissance publique, en comporte six qui porte la même inscription, sous divers euphémismes : peuple perdant.
Pour le travail du dimanche, la défaillance politique est évidente. Des enseignes ne respectent pas la loi et paient leurs employés pour qu’ils défendent dans la rue le droit de ne pas la respecter. Ils obtiennent gain de cause. Provisoirement dit le décret, mais qui peut croire qu’installée pendant 18 mois, une disposition comme celle ci, surtout dans une société ou on a perdu la notion du temps, ne relèvera pas de l’usage imprescriptible ? Qui peut croire aussi que le volontariat sera respecté ? Admettons, en puisant dans notre réserve de crédulité, que ce soit possible pour le personnel en place, qu’adviendra t’il des candidats à l’emploi qui n’auront pas coché la case : acceptez vous de travailler le dimanche ?
Mais quel rapport entre l’affaire Dieudonné et la puissance publique qui , précisément se mobilise contre lui ? La source est identique, elle se nomme renoncement. Renoncement de la gauche qui, confrontée à des difficultés qui ne peuvent pas ne pas survenir, au lieu de repenser sa démarche, abandonne sa mission de protection des individus les plus faibles pour la confier à l’entreprise. L’entreprise chargée, sous prétexte de création d’emploi, de la dignité des hommes. Or jamais aucun entrepreneur n’a créé un emploi pour créer un emploi. D’ailleurs il faut leur foutre la paix aux entrepreneurs, les laisser mener leur affaires sans les charger de la responsabilité complète de la société, pas plus qu’il ne faut en charger l’école. Une société c’est un équilibre des forces, c’est une tension entre des pôles. Pour simplifier une tension entre la marchandise et la culture, sans mépris pour l’une ou l’autre, nous avons également besoin des deux. Mais quand au lieu de maintenir cette tension, on croit de salut public de tirer tous du même coté, on se retrouve le cul par terre. Sous prétexte de réalisme on déraisonne, on imagine que le violon va mieux chanter sous notre archet en attachant les deux extrémités des cordes du même coté ! Ce n’est qu’une image mais elle me suggère que le peuple chantait quand il baignait dans l’espérance. Ce bain a produit de monstrueux bébés et malheureusement nous avons jeté l’eau du bain avec les bébés, jeté l’espérance avec les imposteurs.
Il fallait que droite et gauche tirent du même coté pour que la société de consommation dégorge son poison dans les esprits, pour que l’abrutissement publicitaire connaisse une croissance comme on les aime, à deux chiffres. C’est le besoin de pub qui rend nécessaire la crétinisation du public. Il faut vider les têtes pour les remplir de marchandise. Et quand la marchandise vient à manquer pour une part de plus en plus grande de la population, il faut remplir les têtes autre chose et il est trop tard pour les préserver du pire. La pourriture peut proliférer sur la décomposition. Un de ces vecteurs le plus vigoureux, le plus prompt à la prolifération ne nomme l’antisémitisme. Et ce n’est pas rien que cette énorme blessure faite à l’humanité, faite à chacun de nous (Hitler nous a tous un peu tué) nous revienne en pleine figure par la rigolade, la bonne humeur si bien porté dans le monde façonné par la pub.
Ce n’est qu’un aspect des choses – il faudrait aussi parler des ravages fait par l’ascenseur social – mais on ne peut mettre en doute la responsabilité de l’idéologie de la marchandise dans l’élaboration du substrat qui véhicule de telles saletés. Il s’agit bien d’une idéologie, elle ne répand pas des portraits géants du Grand Guide mais de beefsteak et de TV.
On peut s’interroger sur le niveau de civilisation d’une société dont tous les membres cotisent en vue de l’affichage dans les rues de photos de 3 x 4 m de rôtis de porcs ou de dinde et ne pas s’étonner qu’elle soit compatible avec des gens qui se trémoussent au rythme d’une chanson nommée shoananas. La ruine morale avait beau être inscrite dans le ton des types super sympa qui animent les radios, je n’aurais pas cru cela possible.
Je tiens la gauche pour responsable de ces dérives, pas responsable de la petite frange repliée sur des valeurs obscures mais de son influence sur le peuple ouvrier. Peuple bradé à l’absurdité politique et à l’absurdité économique.
Les besoins du marché rendent nécessaires d’individualiser les équipements collectifs, ainsi du cinéma ou de la piscine, plus récemment de l’infâme pousse feuilles, déjà de trop dans les ateliers municipaux. Il faut espérer que lorsque nous disposerons de fours crématoires personnels, le gouvernement saura faire preuve d’autorité et n’en autorisera la vente qu’un jour par semaine, le dimanche par exemple.
Et puis pendant que je vous tiens, car si vous êtes arrivé jusque là vous pouvez en supporter encore un peu, je dois avouer que je viens d’adhérer à Nouvelle Donne, le parti créé par Pierre Larouturou, et qu’il pourrait sembler que le ton de ce texte soit incompatible avec le sérieux de cette entreprise. Vous vous trompez. La vérité, c’est à dire le peu qu’on en peut connaître est porteuse de radicalité, et la modération, qui doit à la vérité de se méfier de la colère, pousse, en certaines circonstances, à la grande colère.