Le choix du titre est dicté par l’euphonie mais c’est plutôt Facebook qui mérite cette interjection de mauvais goût. On ne peut plus assister à quoi que ce soit sans qu’il soit cité, ainsi qu’il n’était guère possible en d’autres temps, si j’en crois ma mémoire cinéphilique, de mener une réunion publique ou familiale sans référence à l’ignoble salut. Cependant Twitter (et quelques autres, dont l’assemblage acronymique Gafa devrait éveiller notre attention) tient une place honorable dans une entreprise d’avilissement de l’humanité que nous sommes en droit de mesurer sur «l’échelle de Hitler» référence de premier plan dans l’ordre de la maltraitance des humains. Plaçons dix barreaux sur cette échelle, reconnaissons à son inspirateur le droit de se tenir sur le huitième, réservons les deux derniers à notre inventivité sans limite, et voyons sur lequel il faut percher le susdit Gafa.
Armé de cet instrument, avec la bonhomie et la délicatesse assorties à notre époque, posons nous cette question : existe-t-il des parentés entre le national-socialisme et le réseau-socialisme ?
Indiscutablement !
Constat qui suppose qu’on ne se contente pas des formes quantitatives de la comparaison, ni seulement des yeux que Dieu nous a donnés. Il faut ouvrir celui qui est né au fond de la blessure infligée à l’humanité par le nazisme. Un œil qui surveille, scrute le réel pour voir ce que devient, où opère maintenant ce qui a «fécondé le ventre d’où est sortie la bête immonde» et ne s’est pas envolé sur la fumée des fours crématoires.
Il féconde le désir de fabriquer un modèle d’homme unique, l’arrogance d’officiers sanglés dans la certitude de leur puissance, la complaisance de la masse de nos concitoyens envers des technologies plus invasives que l’ont été n’importe quelle inquisition, n’importe quel régime dictatorial dont aucun n’aurait rêvé de surveiller de si près ses ressortissants, avec leurs consentements et à leurs frais.
Les mécanismes par lesquels un peuple de haute culture a produit les chambres à gaz ne peuvent être complètement éclaircis. De même, il n’est guère possible de comprendre comment la civilisation, comment une extraordinaire architecture nervurée de conscience, d’arts et de langage laisse défoncer ses portes, toits et fenêtres par des bouts de technologie qui, comparées aux capacités de la nature, et en dépit de l’impressionnante quantité d’intelligence, artificielle ou non, qu’elles requièrent, restent plus frustres que le plus petit organisme vivant.
Certes les inventions ont toujours modifié l’humanité au delà de ce qu’elle pouvait imaginer, celle de la roue l’a mis sur une bien mauvaise pente. Jusqu’à présent, aussi fortement corruptrices qu’elles fussent, elles gardaient un caractère d’extériorité, elles étaient détachées des hommes. En grimpant directement sur les individus, sous forme de téléphones portables, d’interface entre le corps et la pensée visitable et influençable à loisir par des institutions massives, la technologie est devenue variante moderne du cheval de Troie dont l’objectif est de pénétrer au cœur de chaque individu.
Le tout au nom de la liberté. Je me souviens d’une pub qui montrait un homme au sommet d’une montagne dans un paysage sublime. Grâce à son portable, il demandait à sa femme « devine ou je suis ». Symbole involontaire de la vraie nature de cette saloperie : maintenir dans la vallée.
L’homme se distingue des autres espèces par la variété de ces perceptions du monde par lesquels sa conscience a atteint la taille de l’univers, est devenue son miroir, son témoin.
Qu’il puisse désormais avoir le même comportement sur tout le globe, qu’il soit doté d’un sens électronique par lequel il repère à des kilomètres un gisement quelconque, place de parking, chambre d’hôtel, partenaire ou proie sexuelle, le rapproche de la condition animale. On admire beaucoup les abeilles pour de semblables capacités à découvrir les champs de nectar loin de leurs ruches. Elles n’ont pas besoin d’être connectées pour avoir le même comportement partout, elles répondent à un maitre impérieux qui se nomme instinct. L’existence de l’homme, sa possibilité même, est liée à son affranchissement d’une part de l’instinct. D’une part seulement. L’instinct de peur, l’instinct de prédation agissent toujours puissamment et sont bien exploités par le système numérique. Cette saloperie, je me répète mais je ne vois pas de terme mieux adapté, nous touche ainsi de deux manières. Elle nous restitue la part d’’instinct (d’automatisme) auquel nous avions échappé. Elle transforme en sable les roches du temps qui forme la niche écologique de la conscience. Atteintes multiples à la spécificité intime de l’homme qui rend ce système plus dangereux que le nazisme dont la brutalité insensée commandait la résistance alors que celui-ci, s’emparant non des êtres mais de leur essence, est en train de la rendre impossible.
Aligner des montagnes d’arguments ne sert à rien. On lit chaque jour dans les journaux des évocations, dans les domaines les plus inattendus, de la force destructrice, de la volonté d’élevage industriel des humains des Gafa, ce qui ne les empêche pas (les journaux)de puiser sans mesure dans les tweets, les pages Facebook, les nombres de vue sur Youtube et autres manifestations le la pensée travaillée au tractopelle. Cela ne change rien. Trois sous de commodités valent mieux que la liberté.
Ajoutons quand même : quel est le gangster, le voyeur, le prosélyte de n’importe quoi qui ne rêve de ce rendre invisible pour approcher ses victimes et auxquels ces techniques ont offert un pays ? Un degré en dessous j’apercevais l’autre jour un homme profondément absorbé par l’écran de son Smartphone qui faisait semblant de ne pas s’apercevoir du dépôt que son chien faisait au milieu du passage des piétons. Incarnation de la civilité moderne. Nuit et brouillard numérique.
Cette radicalité du refus de «vivre avec son temps», merveilleuse formule /matraque par laquelle on repousse toute manifestation du doute, n’est elle pas simple ressourcement moderne de la misanthropie, n’est elle pas détestation de l’humanité ? On ne peut se défendre soi même d’une telle accusation, seulement dire que si c’était le cas on n’écrirait pas cette petite diatribe promise à l’invisibilité, on jouirait le plus possible des immenses beautés encore accessibles de la vie. Elles abondent, elles sont pour moi présentes dans chaque visage. Je n’ai pas de dégout, j’ai de la peine pour ceux qui, bleuis par les Smartphones, ont perdu toute expression. J’ai pu en voir, ce jour même, dans un restaurant ou pas une des tables n’était à l’abri de ces doudous aux multiples petites icones colorées. Trois hommes qui mangeaient «ensemble» ne les ont pas quittés des yeux du repas. J’évoque les visages, magnifique et étrange encyclopédie, qui nous appartiennent et appartiennent aussi à ceux qui les regardent, les ont regardé, sans les regards desquels nous n’existerions pas. Les visages dans lesquels les portables ont semés des yeux morts, et qui font désormais l’objet de la terrifiante reconnaissance faciale. Comment pouvons-nous accepter cela ? Aveuglement au sens premier du terme, yeux crevés par les écrans.
Revenons pour conclure sur le mot liberté. Si elle ne donne pas le droit de se jeter dans les bras d’un maitre, son usage le plus répandu, ce n’est pas la liberté. Cependant, si nous voulons cesser d’ânonner ce mot, sans le comprendre, comme nous le faisons depuis deux cents ans en compagnie de deux autres qui ne sont guère mieux traités, livrons nous corps et âmes aux joies technologiques mais veillons à ce ne soit pas obligatoire. La liberté ne peut pas être obligatoire. Un exemple concret. Il y a quelques jours, l’emprunt d’un vélo m’aurait rendu service. Je n’ai pu le faire sans téléphone portable. Cà n’a pas de justification technique, la carte de crédit (je reconnais qu’il faut bien identifier les emprunteurs) suffit. Veillons à réduire les contraintes au strict nécessaire et non à les étendre à l’infini avec des buts douteux qui prennent appui sur l’individualisme pour mieux nier l’individu.
Heil Twitter ai-je pensé, mais je n’ai pas posé devant la station de vélo avec le bras tendu, je n’avais pas de quoi faire un selfie.