Pour son sixième long-métrage, Sofia Coppola a relevé le défi d’adapter le roman Les Proies de Thomas P. Cullinan. Ce roman a déjà été adapté au cinéma une première fois par Don Siegel en 1971 avec Clint Eastwood dans le rôle du personnage principal, un soldat blessé. Le récit se déroule pendant la guerre de Sécession, un soldat nordiste gravement blessé est recueilli et soigné par les résidentes d’un pensionnat de jeunes filles dans le sud des Etats-Unis. L’arrivée de cet homme dans un univers exclusivement féminin va faire naître tensions et jalousies. La réalisatrice ne se contente pas d’offrir un simple remake de la version des années 1970, lorsqu'elle a lu le livre de Cullinan, elle a eu envie de raconter cette histoire du point de vue des femmes, et non pas du soldat, comme elle a expliqué lors d’une interview pour le magazine Les Inrockuptibles : « L’histoire concerne un groupe de femmes, il me semblait naturel de la raconter depuis leur ressenti. »[1]. Le film porte donc un regard féminin et collectif, différent du regard masculin et singulier de la version de Siegel.

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Les Proies est souvent comparé à Virgin Suicides (The Virgin Suicides, 1999), le premier long-métrage de Sofia Coppola, car les deux films se centrent sur un groupe de femmes enfermées dans un lieu isolé du monde extérieur qui est perçu comme dangereux par celle qui régit ce lieu (Mrs. Lisbon dans Virgin Suicides, Miss Farnsworth dans Les Proies). Cependant, dans Les Proies, ce sont les femmes qui tentent de percer le mystère autour du soldat, alors que dans Virgin Suicides ce sont les sœurs Lisbon qui constituent une énigme pour leurs jeunes voisins masculins. Pour la première fois, dans un film de Sofia Coppola, c’est un personnage masculin, et non féminin, dont l’arrivée dans l’espace filmique : « fait basculer l’ordre établi jusque-là, parce qu’elle transforme ce qui n’était que décor en un univers aux secrètes correspondances, l’arrivée du personnage- véritablement transgresseur- produit un effet fictionnel singulier que je ne résiste pas à l’effet d’appeler « Belle aux bois dormant ». »[2].
Un autre point qui distingue Les Proies de Virgin Suicides est l’âge des personnages sur lequel se centre le récit, si Virgin Suicides traitait surtout de la question de l’adolescence, les héroïnes de Les Proies représentent chacune la femme dans une étape de la vie différente. Cette diversification de l’âge des personnages donne une singularité à chaque relation, les attentes de chaque résidente vis-à-vis du soldat sont différentes selon leur âge et leur personnalité, les jeux de séduction et manipulation s’adaptent à leurs différents désirs et fantasmes (besoin d’une figure paternel, amitié, complicité, sécurité, séduction, amour, domination…).

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Sofia Coppola joue avec les similarités entre les deux récits. Elle a choisi Kirsten Dunst, actrice fétiche de la réalisatrice depuis Virgin Suicides, pour jouer le rôle de Miss Edwina Morrow, l’enseignante des jeunes filles. Elle a même été jusqu’à inclure une référence directe à Virgin Suicides autour de Kirsten Dunst dans l’une des scènes de dîner. Il est impressionnant de retrouver Mrs. Lisbon dans certaines mimiques faciales de Miss Farnsworth, interprétée par Nicole Kidman. Les choix faits pour le reste du casting sont également extrêmement pertinents. Si Colin Farrell, qui joue le rôle du soldat, n’a sans doute pas l’aura de Clint Eastwood (ce qui est, en un sens, assez cohérent, vu que la version de Coppola se centre sur les résidentes du pensionnat), il parvient tout de même à établir un jeu de séduction et de manipulation avec chaque actrice et à imposer une puissante masculinité qui contraste avec le monde féminin et délicat dans lequel il pénètre. En plus, l’acteur est irlandais comme le personnage du soldat dans le roman. Kirsten Dunst n’est pas la seule actrice du casting à avoir déjà travaillé avec Sofia Coppola, Elle Fanning, la petite Cleo de Somewhere, revient avec le rôle d’Alicia dans Les Proies, la réalisatrice explique ce choix à l’occasion d’une interview pour le magazine Grazia : « Elle Fanning avait 11 ans quand je l’ai rencontré pour Somewhere, je trouvais intéressant de lui proposer le rôle de l’adolescente délurée. »[3]. Comme elle l’a fait pour Kirsten Dunst et Elle Fanning, Sofia Coppola révèle des jeunes actrices talentueuses avec Les Proies, telles que Oona Laurence, Angourie Rice, Addison Riecke et Emma Howard.

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Retour aussi à l’esthétique de Virgin Suicides à la David Hamilton dans Les Proies avec des filles en robes pastel vaporeuses en communion avec la nature (qui n’est pas encore la nature altérée par l’activité industrielle de Virgin Suicides) dans une image plutôt éthérée. L’esthétique de Les Proies est cependant plus sombre, elle tire vers une sorte d’esthétique gothique par moment. L’aspect gore de certaines scènes tranche l’aspect virginal et paisible de l’environnement où se déroule l’intrigue. La réalisatrice maintient, comme dans ses films précédents, l’importance du détail, de l’accessoire dans l’image, même s’ils sont moins clinquants, plus discrets, que ceux qu’elle présente habituellement.
La bande originale est quasiment absente du film, à l’exception des quelques chants des jeunes pensionnaires et de la discrète musique qui clôture le film. Choix osé pour la réalisatrice dont les films sont toujours portés par une bande originale pointue, souvent plutôt électro et new wave. Pourtant, c’est une réussite, cette absence de bande originale donne une certaine pesanteur à l’atmosphère du film, elle amplifie les bruits venant de l’extérieur, leur donnant une signification de menace. Ainsi, le film prend une certaine dimension théâtrale, avec un coup de théâtre qui menace de tomber à tout moment sur cette pièce au décor artificiel et fabriqué.
La subtilité et l’art de la suggestion caractéristiques de la réalisatrice donnent un vrai suspens à l’action, créant un véritable thriller dans cet huis clos qui se protège de la violence de la guerre extérieure en se renfermant sur lui-même. Il est plaisant de retrouver ces deux éléments, absent dans la version de Siegel, dans la version de Coppola, ils rendent le film plus prégnant. Ils permettent de faire percevoir les frustrations engendrées par la culture puritaine, les manipulations et les mensonges. Les Proies aborde ainsi des thèmes qui sont toujours d’actualité, mais avec le filtre d’une autre époque.
La conclusion du film, bien que dramatique, est plus positive que pour Virgin Suicides, dans la mesure où Miss Farnsworth parvient à mettre ses principes religieux, et ses désirs en général, de côté afin d’assurer la protection de ses filles, contrairement à Mrs. Lisbon. Les vrais connaisseurs de Sofia Coppola ne manqueront pas de constater la reprise d’une des thématiques présentes dans Lick The Star (1998), son premier court-métrage, pour la fin de Les Proies.
Avec Les Proies Sofia Coppola s’éloigne de son style habituel, tout en conservant l’empreinte de sa réalisation dans le film. Ce long-métrage peut être considéré comme l’œuvre la plus mature de la réalisatrice. Elle glisse la beauté de l’image et l’humour perfide dans l’ambiance austère du récit. Ce film se singularise des autres films de la réalisatrice, mais conserve un aspect qui ressort de toute la filmographie de Sofia Coppola : ce sont des œuvres poignantes, limites obsédantes, elles restent dans les esprits longtemps après leur visionnage.
Erica Farges
[1] Interwiew par Serge Kaganski, « Montrer le désir et son empêchement », Les Inrockuptibles, numéro 1134 du 23/08/2017, p.35
[2] GARDIES, L’Espace au cinéma, p.136
[3] Interview par Perrine Sabbat, « Virginia Suicides », Grazia, numéro 409 du 18 août 2017, p. 51