C'est entendu, et les métaphores sont désormais bien rôdées: la zone euro souffre d'un vice de construction. Son pilier monétaire est solide, son pilier politique branlant. L'une des jambes est boiteuse, et l'euro a manqué de trébucher pour de bon, de trépasser, durant ces longs mois où les marchés parièrent sur son éclatement. A croire Herman van Rompuy, le président sortant du Conseil européen, toutefois, les failles les plus menaçantes sont désormais colmatées. "Entre mai et septembre 2012", écrit-il dans un livre-testament, "l'Europe, tourna un page". Enfin, elle est équipée d'une "boussole", elle peut "regarder l'avenir avec confiance".
Quelle est donc la réalisation qui permet à M. Van Rompuy d'ainsi s'auto-congratuler ? Principalement l'accord de principe sur la création d'une union bancaire (juin 2012), qui a permis à la Banque centrale d'annoncer, quelques mois plus tard, un vaste programme de rachat de titres souverains ("OMT"). Celui-ci n'a jamais dû être actionné, pas plus que la recapitalisation directe de banques par le Mécanisme européen de stabilité (MSE): les seules annonces ont suffi à calmer les marchés. Depuis lors, les pays d'Europe s'évertuent garder leurs déficits sous contrôle, et ils ont effectivement fait passer toute la compétence bancaire dans le giron européen. En cette fin de législature, ceci semble suffire pour s'octroyer un satisfecit.
Mais l'euro a-t-il vraiment cessé de boîter ? A peine. Seul le contrôle bancaire, en réalité, a été renforcé. Rien d'autre n'est venu solidifier son pilier économique. Voyez plutôt:
1. Après avoir cédé des pouvoirs à "Bruxelles", sous forme de procédures particulièrement technocratiques (lire notamment ceci), les pays membres ne semblent plus prêts à avancer vers une gouvernance intégrée. L'euroscepticisme monte. Les contrats de réforme entre l'Europe et ses membres, voulus par Angela Merkel et Herman Van Rompuy, ont du plomb dans l'aile. Rien n'a été fait pour donner une légitimité démocratique aux nouvelles procédures.
2. En dehors des prêts exceptionnels accordés à la Grèce, à l'Irlande, au Portugal et à Chypre, aucun mécanisme de transfert financier n'a été institué entre les Etats membres. Au contraire, les instruments traditionnels de solidarité, comme les fonds structurels, sont rabotés. Les déséquilibres macro-économiques pourraient être réduits par de tels transferts; en leur absence, le poids de l'ajustement pèse sur les travailleurs et les salaires.
3. Le tabou de l'unanimité en matière fiscale et sociale reste entier. La procédure du vote unanime rend impossible d'adopter des règles communes sur les conditions de travail ou sur la fiscalité des entreprises. Les conditions d'une concurrence, voire d'un dumping, restent entières.
Il est évident que les règles du jeu ne changeront jamais dans une union européenne élargie à 28 membres, écartelée entre des visions trop extrêmes de la construction européenne. Le Royaume-Uni, en particulier, est opposé à toute avancée fédérale; il envisage plutôt de renationaliser des pans entiers de compétences.
Mais même la zone euro fait le grand écart entre ses 18 pays membres, aux vues très différentes. Imagine-t-on l'Allemagne accepter une tranzferunion que ses médias critiquent à longueur de pages ? Imagine-t-on l'Irlande, le Luxembourg ou Chypre renoncer à leur droit de véto fiscal ?
Dans une Europe qui se développe désormais par cercles concentriques, la "coopération renforcée" de 11 Etats pour lancer une taxe sur les transactions financières (TTF), indique la voie à suivre. Un club de pays volontaires, moins soumis que les autres au lobbying du secteur financier sans doute, a entrepris d'adopter en son sein seulement, la taxe Tobin voulue par une majorité de la population. Derrière la seule TTF, la méthode pourrait servir pour toute la gouvernance économique, sociale et fiscale.
Mais attention, même en petit comité, l'affaire est difficile. Sur la TTF, les négociations sont ardues entre les 11 participants. Elles le sont plus encore avec ceux qui ont choisi de rester en dehors, et c'est tout le noeud du problème. Le Luxembourg et le Royaume-Uni redoutent de voir fractionné ce marché intérieur des capitaux qui assure la prospérité de leurs places financières. Déboutés une première fois par la Cour de Justice, ils menacent de lancer de nouvelles procédures. Celles-ci poseront une question fondamentale pour l'avenir de l'Europe: est-il possible qu'en s'intégrant davantage, un noyau de pays porte atteinte au sacro-saint marché intérieur européen ? Par exemple, en limitant la libre circulation des capitaux pour empêcher que la TTF ne donne lieu à une fuite des capitaux. Dans quelques années, la Cour de Justice aura à trancher cette épineuse question. Plus que probablement, cette juridiction restera fidèle aux traités et à son crédo libéral. Et plus que probalement, donc, le marché intérieur empêchera-t-il a constitution d'un noyau fédéral. Je fais le pari qte cette question, encore très peu discutée, est appelée à devenir centrale dans la construction européenne.
Aujourd'hui déjà, face aux blocages, certains, comme Laurent Waucquiez, parlent d'en revenir à un petit groupe d'Etats fondateurs. Groupe dont il exclut le Luxembourg, au grand dam de celui-ci (ici). Aussi offusqué soit-il, le Luxembourg serait bien inspiré de considérer la proposition comme un avertissement: à force de jouer la carte de l'obstruction, il poussera ses partenaires à le contourner.
Billet de blog 5 mai 2014
L'UE est un grand marché, la zone euro boîte: quel noyau pour un saut fédéral ?
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