" Puis tout s'est calmé. Le grand froid a succédé à l'agitation. Quelques bureaux ont commencé à geler, les cadavres sont devenus plus présents, les ventres ont commencé à se fragiliser.
Déstabilisés, abattus par le retrait de l'espoir, avortés violemment, trépanés, les salariés, même les plus intrigants, tous se mêlaient sans envie dans la mire d'un ennemi indicible. Le prédateur intangible, la bactérie mutante. C'était là dans l'air. Comme un voile qui recouvre les rouges à lèvres. Comme un costume gris sur une chemise jaunie. Terrassés.
Je suis moi aussi devenu un ouvrier de Metropolis, et tous les jours à la cantine, je mange mon soleil vert. "
- J'aimerais voir un employé de bureau, vous croyez que c'est encore possible à cette heure-ci ?
- Oui... Attendez... nous en avons encore une en magasin. Je consulte le registre. Vous avez de la chance, d'après ses collègues, elle est gentille, souriante, serviable, intelligente et dynamique.
- Quelle est sa spécialité ?
- Elle écrit des textes et fait des tableaux.
- Comme tout le monde !
- Les tableaux sont sa spécialité, elle apporte un grand soin aux couleurs et à l'épaisseur des traits.
- C'est très intéressant. Je la prends.
- Très bien, je l'appelle.
- Un instant ! Je pourrais la questionner avant de l'emporter ?
- Oui mais pas trop longtemps, nous allons fermer. Vous craignez quelque chose ?
- Vous avez dit "intelligente", alors j'ai pensé que peut-être... elle aurait des revendications ?
- Oui bien sûr, c'est naturel. Nos clients sont tous comme vous ! Nous avons ajusté notre outil informatique à ce besoin clientèle et c'est un paramètre que nous avons intégré dans le suivi des stocks. Alors, une minute, je me reconnecte sur la fiche produit, et... oui effectivement... l'indicateur risque est légèrement supérieur à la moyenne... rien d'alarmant... voyons voir... apparemment... un peu plus de pauses que la normale... un ou deux plaidoyers affichés dans les ascenseurs... quelques symboles pornographiques gravés dans les toilettes... un commentaire personnel ajouté sous la photo de Monsieur Jeuconte, notre directeur des ressources travailleuses, dans un compte-rendu officiel (la mention était "technocrate", certes tout à fait valorisante, mais le JARTE (*) a considéré le fait d'ajouter une mention sur un rapport officiel comme symptomatique d'un état d'esprit audacieux et a préféré coter l'événement, en risque de niveau intermédiaire, voyez, ce n'est quand même pas bien méchant)... et... ah ! Un commentaire tout à fait rassurant d'un hiérarchique qui a noté sa "bonne assimilation des cons", pardon.... Je ne comprends pas bien... Ah non, c'est "bonne assimilation des consignes", et ensuite il a signé. Alors ? Vous prenez ?
" Je peux affirmer que je n'ai servi a rien.
Mon salaire est une escroquerie si l'on considère l'apport rationnel que j'ai produit pour mon entreprise. Mes rêvasseries. Mes pauses café, mes pauses déjeuner, mes retards, mes pauses lecture, mes pauses toilettes, mes pauses lecture aux toilettes, mes pauses sieste sous le bureau, sieste a l'infirmerie, sieste dans le parking, mes pauses tout court devant l'écran, regard dans le vide, un ailleurs ouvert a l'intérieur, et devant la table de réunion, oreilles fermées, esprit niché dans les pierreries de la broche de cette consultante assise en face de moi.
Et puis. Toutes ces convulsions inutiles : conventions, conférences, consultations, compléments, conditions, constats, comptages, concessions. Même la confidentialité semble avoir été inventée pour protéger l’inefficacité. Un seul peut-être... congés. "
(*) Jury d'Analyse des Risques des Travailleurs Embauchés