" — Je m’appelle Kaplan. Je milite au parti Genre humain - Terre communiste. Vous ne nous connaissez peut-être pas, ou de manière inexacte. Mais vous êtes des esprits curieux et bien armés pour comprendre. Aussi, j’irai sans détour pour vous exposer nos positions politiques. La politique est la gestion de la cité, ou de la société. Comment est gérée la cité aujourd’hui ? Parmi vous, beaucoup seront en désaccord, mais selon nous, voici comment cela se passe, et depuis bien longtemps : des politiciens de métier et des milliardaires forment une classe privilégiée qui règne de facto sur la société, en utilisant les institutions qu’ils contrôlent et les médias qu’ils possèdent, mais aussi par la force. Il n’y a pas de procédure d’inscription à cette communauté, et c’est une caste disparate en apparence, car ses membres sont simplement liés par leurs intérêts, qui convergent. Leurs lieux de pouvoir sont d’abord bien sûr les gouvernements, et les directoires des multinationales ; mais ils ont aussi leurs réseaux, des clubs, des séminaires, et les organismes internationaux – où ils discutent entre eux des grands problèmes, c’est-à-dire des meilleurs moyens de préserver et d’accroître leurs richesses et leurs privilèges, tout en affichant une façade démocratique.
Il fit une pause. Les étudiants ne semblaient pas impressionnés, mais pas non plus dissipés, et attendaient la suite.
— Les politiciens les plus notoires – on pourrait les appeler des caïds - font partie de ce cénacle ; vous les connaissez, ce sont des bateleurs sournois, habiles à discourir et qui prétendent vouer leur vie à servir l’État. Ils se présentent comme des gestionnaires compétents et usurpent la confiance par une rhétorique bien rodée et grâce à des médias complaisants. Je vous révèle un secret de Polichinelle au passage : ils n’ont aucun besoin de comploter, puisqu’ils sont déjà au pouvoir et font la loi - en droit et en fait. Nulle nécessité de conspiration, ni de comité occulte… Les détenteurs des plus gros capitaux, grâce à leurs empires de presse, à leurs réseaux d’influence et de pouvoir, et à leur argent, assurent à leurs commis politiciens de se faire élire aux postes de contrôle du système. Ceux-ci servent en retour leurs riches parrains, à la fois comme hommes de main et comme hommes de paille. Je m’explique. Les institutions politiques servent aujourd’hui deux objectifs. D’une part montrer une façade respectable à la population : élections, assemblées, organismes internationaux, chartes, traités, grands principes et proclamations édifiantes. Pour cela nos hommes de paille ont la prestance et l’allure qui convient, éduquée, pas trop clinquante, et savent manier les formules ronflantes : gouvernance économique, dynamique du libre-échange, ouverture des marchés, enjeux de développement… qui impressionnent l’auditoire. D’autre part ce sont des hommes de main qui font la sale besogne, ils mettent en œuvre les dispositifs de captation de la valeur créée par notre travail, et les contre-réformes qui démantèlent les acquis de la civilisation. Santé publique, éducation, justice, équipement du territoire, transports collectifs, droit du travail, protection sociale, ces progrès de la société sont méthodiquement affaiblis, détruits, afin d’ouvrir les marchés et laisser libre champ aux profiteurs. Et cela aussi bien lorsque la droite ou l’extrême droite gouverne que quand ce sont des partis qui n’ont de socialiste ou communiste que le nom.
Par ailleurs on constate derrière les discours hypocrites une complaisance flagrante envers les industries pétrolières, gazières, agroalimentaires, minières, chimiques, malgré les effrayantes conséquences sur l’environnement et le climat, et au mépris de la santé de milliards d’êtres humains. Les ravages que cause la primauté du profit sont meurtriers. Et la valeur produite par notre travail est détournée - au détriment de populations entières - vers les caisses de la ploutocratie qui, de fait, gouverne… aujourd’hui en tout cas.
Il s’interrompit et observa l’auditoire, qui restait attentif, certains semblant intéressés, d’autres l’air blasé comme pour montrer qu’ils n’étaient pas choqués par les idées subversives.
— Pour ceux qui auraient le sens du mot sur le bout de la langue, la ploutocratie est le pouvoir des plus riches. Il n’est pas difficile de constater que la législation et l’organisation de l’état sont peu à peu modifiées afin de concentrer les pouvoirs et pérenniser les mécanismes de captation et d’exploitation. Ainsi ils ont élargi le champ de la loi, pour réprimer ce qu’ils appellent atteinte aux intérêts de la nation, ou mise en péril des institutions, afin de mieux protéger l’ordre capitaliste. Dire que des révolutionnaires ont eu raison de renverser un dictateur, que des résistants ont le droit de se battre contre un oppresseur, est devenu un délit, une apologie du terrorisme ; ils interdisent même de penser à une autre société. Il faudra bien renverser un tel régime pour mettre en place la prochaine étape de la civilisation.
(Extrait de "Sonia ou l'avant-garde" - Michel Lévy, aux Editions Infimes)