" Kaplan poursuivit :
— Ils veulent nous conduire vers une société qui ressemble à l’univers de ce film… La Matrice, je crois...
J’allais très rarement au cinéma, et cela ne me disait rien. Kaplan précisa qu’il avait eu du succès en France, mais pas dans notre pays, la critique l’ayant jugé trop invraisemblable.
— Les êtres humains y sont confinés dans des bocaux, à l’état végétatif. Leurs cerveaux sont vivants, mais d’une vie irréelle, qui n’est qu’une simulation numérique injectée dans leur conscience. Car une nouvelle classe a pris le pouvoir : des intelligences artificielles. D’une certaine façon, la société actuelle dérive vers ce modèle : notre perception de la réalité est comme enserrée dans une matrice qui conforme les opinions en répandant un consensus d’impuissance : injustice et misère sont inévitables parce qu’elles seraient intrinsèques à l’humanité. Cette idéologie de résignation est omniprésente, un cocon qui confine les consciences dans un paradigme absurde.
J’eus un geste pour faire une objection. Mais il reprit :
— Le film serait mieux compris aujourd’hui, par ceux qui voient bien que la classe dominante façonne la société à son avantage et décide de ce qu’on nous en montre à travers sa production culturelle et ses récits politiques. D’innombrables honnêtes gens subissent l’influence de ces représentations qui leur disent quoi penser. Cette réalité falsifiée, en s’insinuant dans les esprits, concourt à notre soumission, et à la captation de la richesse bien réelle que produit notre travail. Pour exister, il faut des repères, s’affilier à quelque chose. Or on les a convaincus de renoncer à l’égalité, à la primauté de la vie de chaque être humain, et au bien commun comme valeur supérieure ; alors pour beaucoup, désormais, la plus grande réussite est de s’enrichir à l’infini ou de devenir célèbre. On leur fait admettre que le monde a des raisons impérieuses d’être tel qu’il est, qu’il n’y a pas d’autre société possible. Ils vont bientôt être spoliés de la liberté même d’en juger. Au bout du compte, ils seront dépossédés du droit à vivre une existence autonome.
Nous continuâmes notre chemin en silence. La rue descendait légèrement et je ne me sentais pas fatigué. Kaplan reprit :
— Pour beaucoup d’entre nous, l’existence est rognée, étriquée, gâchée… Travail usant, crainte du chômage, manque d’argent, logement exigu, et le miroir des médias qui vous rapetisse. Ils ont inscrit dans les cerveaux qu'il est nécessaire que chacun soit "libre" d'exploiter le travail des autres (moins intelligents, moins instruits) pour s'enrichir personnellement ; pire, ils les on ont convaincu qu'il est souhaitable que la société puisse être fondée sur ce principe égoïste, aberrant - que les plus malins, les plus dénués de scrupule, les plus doués, les plus riches, aussi, raflent la mise - , principe qui a pris le pas sur celui qui pose l'intérêt collectif comme prioritaire sur les profits privés. Peu de gens croient qu’on peut organiser une société réellement humaine, fondée sur la solidarité, débarrassée des clans rapaces qui sont au pouvoir.
La fatigue, les frustrations, la crainte de perdre ce qu’ils ont, les découragent et ils finissent, dans l’amertume, par renoncer. On se bat contre ça. Mais quand on subit trop de souffrance, la propagande ne fonctionne plus : à un certain point, on prend une arme, un bâton, une pierre et on attaque celui qui vous fait mourir à petit feu et qui se gorge de richesse et de luxe. Souvent l’insurrection finit par être matée ; plus rarement, le pouvoir est renversé. Pour que cela prenne forme ensuite, qu’une révolution réussisse, il faut un projet politique, des partis organisés, des armes, et la volonté de bâtir une organisation sociale totalement nouvelle.
(Extrait de "Sonia ou L'avant-garde - Michel Levy, aux Editions Infimes)