" Dans le pays comme à l’étranger, s’était encore renforcé le régime des clans de politiciens professionnels qui se transmettaient les leviers du pouvoir, au service d’une même classe. Les possessions inimaginables accumulées par une infime minorité ne provoquaient plus que des réserves sur le mode mineur, comme s’il n’était pas intolérable que quelques individus pussent s’approprier plus de biens que n’en possède la population de pays entiers.
Blondie avait souligné l’activisme réactionnaire d’une poignée de milliardaires régnant sur des empires : entreprises commerciales, financières ou technologiques, réseaux de presse, fondations et associations - autant de leviers pour accroître, ouvertement ou silencieusement, leur influence sur la société. Les récits des médias relevaient l’immensité des fortunes accumulées, sur un ton de connivence complaisante, dressant une sorte de miroir magique qui captait l’attention, entre curiosité, culte de la célébrité, et fascination pour l’argent.
C’était l'une des plus graves menaces, désormais, m’avait-elle affirmé. Car en renfort du démantèlement du droit social, de la priorité donnée au profit, de la répression des rebelles, d'une justice inique, l'ampleur devenue gigantesque de la propagande médiatique – groupes géants de presse écrite et audiovisuelle, réseaux numériques obsédants, publications politiques réactionnaires – permettait un conditionnement de l’opinion qui dépassait ce que j'avais imaginé.
La totalité de ce que produisaient l’édition et la presse, insista-t-elle, non seulement l’information, mais aussi les fictions, les documentaires, la publicité, et jusqu’au sport et aux jeux, dans leur langage et leurs références, tout ce qui était vu, lu, entendu, confortait en arrière-plan une idéologie inexorable : pas d'alternative, le pouvoir aux forts, l’argent comme valeur suprême, et la loi du marché partout.
Selon elle, on en était arrivé à une situation de désarmement mental, conduisant la majorité des populations dans une spirale de résignation face à un système tout-puissant. Elle m’avait répété, avec son phrasé heurté - une sorte de bégaiement qui s’aggravait parfois - que l’endoctrinement était d’autant plus pernicieux qu’il était devenu indiscernable d’un bruit de fond qui lui donnait toujours raison.
Au fil des heures, je comprenais mieux. C’était bien cela : ils saturaient la moindre minute de votre temps, et noyaient votre cerveau, d’une bouillie verbeuse, sucrée, mensongère et toxique. Les visages des éditorialistes s’affichaient dans les génériques, pour bien faire savoir qui avait voix au chapitre. Cet enrobage enjôlait le spectateur pour que le prêt-à-penser puisse se répandre dans son cerveau et le berner, lui faisant absorber la mixture, quel que soit son contenu. Des voix autorisées dictaient ce que l’on devait retenir de l’état du monde. Vous n’aviez pas besoin d’en savoir plus : soyez toujours bien informés en restant connectés.
N’était toujours pas à la une le problème le plus colossal de l’humanité, ces milliards d’êtres humains à l’abandon, qui manquaient de nourriture, d’eau, de soins, de médicaments, de toilettes, d’un logement, d’écoles, d’hôpitaux, et ces millions d’enfants qui se décharnaient jusqu’au squelette avant de mourir. Il me fallut chercher minutieusement pour avoir confirmation de certains faits, qui n’étaient pas nouveaux et toujours aussi graves. Que des centaines d’indigents périssaient affreusement chaque année dans les rues. Qu’en Europe des millions de travailleurs devaient mendier des produits alimentaires auprès d’organismes de charité. Et si l’on entendait évoquer la misère, c’était sous forme d’historiettes édifiantes : Hugo, ou Mariette, faisait preuve de courage en allant de foyer en abri de nuit, acceptant des emplois précaires et mal payés – ce qui était censé démontrer que pour s’en sortir il suffisait de travailler dur et sans se plaindre.
Des thèmes revenaient en obsession : nationalisme, chauvinisme et racisme propagés en sourdine ou en termes brutaux, souvent sous forme de xénophobie à l’encontre des populations du sud ou de l’est. Ce vieux procédé des Machiavel en tout genre, diviser pour régner, dresser les uns contre les autres, les politiciens et le cénacle médiatique en usaient largement. La misère ne devait pas conduire à édifier d’urgence une société de solidarité, mais être présentée comme une menace pour faire craindre aux moins pauvres de perdre le peu qu’ils avaient, et les inciter en conséquence à se méfier des nécessiteux, et à souhaiter qu’on les tînt à l’écart comme des parasites.
L’esprit constamment abreuvé par ces commentateurs unanimement acquis au libéralisme économique et aux bienfaits de l’accumulation de richesse, preuve d’une vie réussie, il devenait très difficile de simplement réfléchir par soi-même. La pensée était trop souvent interrompue par des injonctions, par des slogans renvoyant à d’autres écrans, enserrant les esprits dans des connexions insistantes, les inondant de futilités, d’inutiles nouveautés, de personnages clinquants, provocants et pleins de vide. L’oreille, la vue étaient saturées, l’attention captée, et la part vive du cerveau tournait en cercle comme les chevaux d’un manège. Sous la pression des contingences de la vie, de la fatigue, il était tentant de s’en remettre à ces prescripteurs omniprésents, voix assurée, sourire séduisant, et qui sur un ton amical ou d’autorité disaient quoi croire et comment penser, et ce qu’il fallait savoir du monde.
Le soir, après avoir éteint l’appareil, j’accueillis avec gratitude le silence, compagnon discret qui soulageait un peu le désordre de mon cerveau. La confusion que je percevais en moi et alentour commençait à se décanter, la poussière à se dissiper, comme lorsque dans un réduit encombré qui sent le renfermé on ouvre la fenêtre et qu’on laisse entrer un peu d’air extérieur. Je ne savais pas encore quoi faire de cette sensation.
J’avais autrefois écouté des militants expliquer pourquoi une révolution était inéluctable, puisque le système capitaliste était intrinsèquement vicié, et donc condamné ; ce n’était qu’une question de temps, disaient-ils. Et avec le recul, il me sembla que cette prédiction les libérait en quelque sorte de la charge d’agir concrètement. Mais je constatais à présent que d’autres s’étaient mis au travail d’arrache-pied pour préparer et contribuer à faire survenir cette rupture."
(extrait de "Sonia ou l'avant-garde", Michel Levy, Editions Infimes, 2025)