" Kaplan poursuivait, en ralentissant le rythme de son discours et en marquant des pauses entre les phrases :
— Voilà pourquoi les dirigeants, et ceux qui veulent leur place, font un usage abondant du mot liberté. Ce mot est répété, martelé, c’est une massue pour nous assommer. Si vous vous opposez à cet impérieux commandement, vous serez déconsidéré, rangé aux côtés des despotes…
Toute société doit s’offrir librement au mécanisme inévitable et bienfaisant des transactions, offre et demande entre individus ou entreprises privées, tous libres. La domination du plus fort exige la totale liberté. Chacun devrait être libre même de renoncer à ses droits. Pourquoi pas ?
Quand on meurt de faim, on est contraint de renoncer à tout pour survivre. C’est cela qu’ils veulent. Ils entendent tout déréglementer, et supprimer même la loi qui impose un salaire minimum : une camisole disent-ils. Liberté !... Liberté d’exploiter l’autre, de corrompre ou de broyer celui qui résiste, pour offrir les coudées franches aux prédateurs - la loi les gêne ? Vive la liberté, à bas les lois ! Ainsi dans la jungle, les bêtes les mieux armées dévorent librement les autres…
Il fit à ce moment une pause plus longue, parcourant l’assistance du regard. Jetant un coup d’œil en biais, je vis des visages immobiles, figés. Il s’était fait dans la salle un silence à peine souligné par le bruit de la pluie.
— Or notre humanité s’est bâtie sur une notion fondamentale, qui vaut même - et d’abord - pour celui qui ne possède rien d’autre que ce qu’il est : le droit de vivre en être humain, protégé de l’oppression, et des prédateurs, par des lois… Leur liberté, dont ils clament le nom d’un air solennel, menton en avant, cette liberté-là… est bel et bien un gourdin qui leur sert à assommer les adversaires, c’est-à-dire nous. Du moins si nous restons sans nous défendre. Et la meilleure défense dans ce cas est l’offensive…"
(Extrait de "Sonia ou L'avant-garde", Michel Levy, Editions Infimes).
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