"Un grand barbu se leva, comme pour mieux faire entendre son propos :
— Vous admettez que la lutte des classes n’existe plus ? Prolétaires contre capitalistes, c’est dépassé. Que faites-vous des cadres, des médecins, des ingénieurs… ?
— La lutte des classes n’a pas disparu. La classe ouvrière existe toujours, mais sa définition est plus large. Elle comprend tous ceux qui vivent de leur travail, qui subissent la concurrence pour l’emploi, les exigences croissantes de rentabilité, l’oppression… La société a évolué, le travail s’est morcelé, ses formes se diversifient, en conséquence les frontières de classes sont moins visibles, et c’est d’ailleurs un levier pour nous diviser. Il y a des travailleurs qui se rallient aux castes dominantes pour en obtenir des gratifications, ou en cherchant à préserver ce qu’ils croient acquis - mais qu’ils perdront dès que les actionnaires exigeront des licenciements. Leurs intérêts sont opposés.
Il y eut un murmure de commentaires sur les bancs, des haussements d’épaules et quelques mouvements de tête approbateurs. Kaplan reprit :
— La classe des travailleurs, ce sont ces milliards d’êtres humains qui n’ont pour vivre ou survivre que leur journée de labeur, et ceux qui n’ont même pas de contrat, mais une situation de semi-esclaves, sans droits, pressurés sans limite. La majorité se trouve en Afrique, Asie, Amérique du Sud, mais les pauvres se comptent par dizaines de millions en Europe, aux États-Unis, – salaires insuffisants, conditions pénibles, chantage à l’emploi. Tous ceux-là font bel et bien face à une classe d’exploiteurs, que chacun connaît : grands patrons et dirigeants milliardaires de l’industrie ou de la finance, détenteurs de fonds de pension, spéculateurs, actionnaires, politiciens professionnels. Les contours en sont moins nets de nos jours, car ils ont agrégé autour d’eux une multitude de serviteurs plus ou moins conscients, plus ou moins opportunistes, un pied dans chaque monde. Ces situations sont parfois imbriquées, comme des tuiles, les plus faibles se soumettant à la catégorie supérieure en comptant sur sa protection. Mais cela peut jouer à l’inverse : les plus exploités, plus enclins à se révolter, peuvent éveiller la conscience politique d’autres catégories, à peine moins pauvres.
L’étudiant barbu insista :
— De toute manière, le communisme est irréalisable pour une raison simple : la nature humaine est ainsi faite que chacun cherche à obtenir plus, à satisfaire son ego, et n’est pas porté à partager. La motivation principale est la récompense, la rémunération. La concurrence est inhérente à tout le règne animal, homo sapiens inclus…
— C’est une propagande idéologique permanente qui vous conduit à penser ainsi, répondit Kaplan. La vie en société se fonde au contraire sur le dépassement de l’individualisme, chacun apportant sa contribution. Ce principe de mise en commun procure davantage à l’écrasante majorité que la lutte de chacun pour soi-même, qui ne favorise que les plus forts au détriment de tous les autres. Attendez-vous une récompense si vous aidez celui qui a chuté à se relever ? Prend-on soin de ses proches contre rémunération ? Plus généralement, agit-on en vue d’un gain personnel lorsqu’on montre de la compassion, de la solidarité, de l’amitié, de la bienveillance ? Si chacun dispose d’une nourriture saine, d’un logement décent, de soins, et d’un bien-être suffisant, il n’a aucune raison de faire la guerre à ses voisins. C’est quand on manque de l’essentiel, quand on se sent exploité, abusé, et que la société encourage l’accumulation illimitée de richesses, en flattant la vanité et en glorifiant la force et la ruse, que naît l’envie d’aller prendre à l’autre ce qu’on n’a pas. C’est surtout l’injustice et les frustrations qui suscitent ces comportements agressifs ou égoïstes, que l’on vous fait attribuer à une prétendue nature humaine immuable. À votre avis, les enseignants, les chercheurs, les infirmiers, aides-soignants, travailleurs sociaux, et simplement tous les gens ordinaires ont-ils comme motivation essentielle de s’enrichir le plus possible - ou bien veulent-ils, tout en gagnant leur vie, s'épanouir, en paix avec leurs prochains, et se sentir en accord avec eux-mêmes ? Cette fatalité imaginaire d’une concurrence de chacun contre tous, qui régnerait sur la société, n’existe que dans l’idéologie délétère du capitalisme où tout doit être à vendre - et soi-même en premier lieu."
("Sonia ou l'avant-garde", Michel Levy, Editions Infimes)