Maisons des associations, Strasbourg, le 9 mars 2017
Rencontre-débat avec Jean Quétier, invité par Université Nouvelle 67
Par l'invitation de l'Université Nouvelle 67 le philosophe et rédacteur en chef de La Revue du Projet (PCF) Jean Quétier, spécialiste du père fondateur du communisme, a présenté son ouvrage récemment écrit avec son homologue professeur de philosophie Florian Gulli, Découvrir Marx (Éditions sociales, Paris, septembre 2016). Auteur lu et relu, enseigné et critiqué, Karl Marx est ici remis au goût du jour autour de 12 textes, car s'il est courant d'en parler cela l'est dans des milieux spécifiques : université, monde intellectuel, littéraires... Il est alors question pour les auteurs de ce livre d'étendre la pensée marxiste sur un public plus large pour satisfaire une pédagogie communiste de notre temps, comme le rappelle le philosophe marxiste Lucien Sève dans la postface. La discussion organisée par l'Université Nouvelle 67 n'a pas eu pour but une synthèse de cet ouvrage, mais la reconsidération que l'on peut avoir à l'égard des textes du penseur allemand comme grille de lecture du monde d'aujourd'hui. Jean Quétier est ainsi revenu sur des concepts phares de l'idéologie marxiste, après quoi une discussion a permis des questionnements actuels.
Sur le Manifeste du parti communiste (Karl Marx et Friedrich Engels, 1848) et la Misère de la philosophie (Karl Marx, 1847)
Jean Quétier, en prenant ces deux textes pour appui, nous rappelle l'intérêt que peut avoir la notion de classe. Bien conscient des critiques à l'égard de celle-ci, vu comme simplificatrice ou belliqueuse, opposant systématiquement deux classes dans une lutte, il rappelle bien qu'elle est à prendre comme un concept permettant une grille de lecture d'une société donnée. Ainsi ce terme de classe est à prendre comme le résultat d'une analyse replaçant la position des individus dans le processus de production. Les individus peuvent ainsi être placés dans le rapport de domination que suscite la production. Et ce rapport de production est à l'évidence présent dans toutes sociétés, même celles d'aujourd'hui où, même si la production est moins visible dans le secteur tertiaire, la vie sociale en dépend. En comprenant mieux les rapports de domination il est ainsi possible de dégager des logiques de polarisation dominant/dominé (Maître/esclave, Seigneur/Serf, Bourgeois/Prolétaire), que l'on pourrait aujourd'hui désigné par le patronat, le monde de la finance, et les "salariés". Pour les auteurs de Découvrir Marx, mais aussi les communistes d'une manière générale, l'enjeu est ici, dans la définition de ce "salariat" qui peut être vu sous différents angles et différentes réalités. Et donc à Jean Quétier de rappeler, en s'appuyant sur le second texte, que les concepts de classe en soi et classe pour soi, peuvent aider à cette définition. Si la classe en soi renvoie à une réalité objective (conditions matérielles essentiellement), la classe pour soi renvoie à la conscience qu'ont ses membres de leur propre existence, en tant que classe ayant des intérêts commun. Autrement dit, aujourd'hui, cette grille de lecture semble dépassée. Alors que du XIXème jusqu'à la deuxième moitié du XX siècle il était possible d'observer, en grande majorité, des concentrations d'ouvriers dans des grands ensembles, nous observons désormais une uberisation croissante. Et justement, les travailleurs d'Uber, ou encore de Deliveroo, se sentent peut être indépendants mais sont en fait des salariés dispersés, ayant chacun une certaine réalité commune avec leurs homologues : la précarité. De cette précarité économique un concept de Marx est mobilisable, c'est celui de coalition économique, autrement dit la mise en perspective d'intérêts économiques communs entre les salariés. Ce concept phare dans la logique marxiste pour la constitution d'une classe pour soi révolutionnaire nécessite un apport politique : le dépassement du capitalisme, à l'heure de Marx. Le dépassement du capitalisme, du libéralisme, du néo-libéralisme, de l'économie de marché aujourd'hui ?
En tout cas, pour l'auteur, il semble que ces concepts soient transposables à notre actualité. Si une coalition économique est perceptible auprès de certains salariés "ubérisés" - ayant des conditions salariales et des intérêts similaires sans même se côtoyer sur un même lieu de travail comme des ouvriers du XIXème - une coalition politique n'est-elle pas possible ? N'y-a-t-il pas un prolétariat à redéfinir à l'aune de ces concepts ? Tout du moins pour mieux comprendre les logiques de polarisation actuelles et au mieux pour dépasser un mode sociétal n'allant pas vers le progrès social.
Discussion : redéfinir un prolétariat et une conscience de classe ?
Plusieurs questionnements ont évidemment suivi le cours marxiste - plus qu'une présentation de l'ouvrage - de Jean Quétier. Et c'est certainement là que les questions d'actualités se sont le plus fait ressentir, accompagnées bien souvent d'une remarque ou d'une analyse intéressante. En effet des suggestions à la définition d'un nouveau prolétariat ont été apportées : précarisation, temps partiel, marginalisation, etc... Et la difficulté réside bien dans le fait de se détacher du carcan des représentations habituelles des concepts de Marx, concepts pour la plupart dépassés par les réalités qu'ils décrivaient à l'heure de leur conception. C'est-à-dire de dépasser les représentations ramenant le prolétariat uniquement à des ouvriers, des salariés, en l'étendant à des profils sociologiques plus variés et surtout en repensant l'existence de la classe dominante. Celle-ci n'a plus la même définition de la propriété des moyens de production, telle que l'acquisition de machines ou d'infrastructures. Aujourd'hui l'accumulation de profit peut évidemment se faire sans l'appropriation de biens matériels, comme le montre des sociétés telles qu'Uber, Deliveroo, ou Airbnb... Et pour revenir sur la notion de prolétariat, ou de salariat aujourd'hui, c'est à quelqu'un de la salle de rappeler que c'est ce qui conditionne les rapports de production qui est au centre de la définition d'une classe. En ajoutant enfin que le prolétariat peut être revitalisé aujourd'hui, en empruntant à Marx ses grilles de lecture mais en les adaptant. Un prolétariat - privés des moyens de production, ou en ayant la propriété mais non un usage libre - qui serait alors définit par un élément commun dans le rapport de production : l'aliénation, pouvant être traduite par des burnout, des dépressions, ou tout simplement des désabusements, menant parfois certains à dire : "Je ne m'appartiens plus." L'élément commun de la majorité dominée, face à une minorité dominante, se retrouverait alors dans le fait d'une aliénation non pas que matérielle mais aussi sociale. Une aliénation finalement totale, empêchant l'individu de s'émanciper sans l'amont de la minorité dominante et du système qu'elle entretient. Et suite à la question de quelqu'un, à Jean Quétier de rappeler que l'individu chez Marx ne s'efface pas devant le collectif, par ces mots : "Le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous.", "C'est le capitalisme qui a exproprié les gens."
La rencontre organisée par l'Université Nouvelle 67 avec Jean Quétier s'est donc terminée sur ces questionnements, ces hypothèses. Et sans prétention à résumer ici tout ce qui a été dit, sans être un compte-rendu militant non plus, mais un simple billet de blog, il paraît intéressant de souligner que de telles rencontres citoyennes soient possibles. La plupart des participants, proches du PCF ou en tout cas d'une idéologie de gauche et d'une pensée marxiste, étaient soucieux d'une redéfinition de leurs grilles d'analyses. La discussion n'en était que plus valorisante et intéressante, d'un point de vue démocratique. Au delà du fond marxiste, succinctement relaté ici, cela permet de questionner des problématiques actuelles, telles que l'uberisation, et de réfléchir à des outils de compréhension du monde (et pourquoi pas pour en créer d'autres). Mais aussi de considérer Marx comme un penseur ayant fourni des outils d'analyse en son temps, remobilisables aujourd'hui, que l'on soit proche des idéologies qu'il anime, ou non.
ES