Aujourd'hui, j'implose, impuissant... Je tente ici d'y attribuer des mots.
Je suis militant antispéciste bénévole. Je suis également salarié dans un système spéciste*.
Dans le cadre de mon travail, ce matin, je suis allé visiter une exploitation laitière avec plusieurs personnes. Une exploitation laitière « moyenne ». Quelques dizaines de vaches, une exploitation se voulant respectueuse de l'environnement et du « bien-être animal ».
J'y suis allé à titre professionnel, par obligation contractuelle, mais aussi à titre militant : pour savoir, comprendre, mettre à l'épreuve mes connaissances sur la question, prêt à écouter ce que les promoteurs de cette « activité » peuvent dire. Empirique. Je voulais observer le fonctionnement du spécisme, comment il est vécu et défendu par ses acteurs dans un cadre paisible - à leurs yeux - où les acteurs de cette discrimination mettent en scène leur métier. Je ne suis pas allé à l'encontre de l'humain derrière cela, mais plutôt du système lui même, son schème de pensée, le culturel : l'intouchable qui modèle le monde, la pensée qui contraint les corps. Une vaine tentative.
La présentation de l'exploitation est carrée, structurée, elle est simple, froide, elle est mécanique, elle est chiffre, elle est rentabilité, l'exploitation se veut "à taille humaine" mais est tant inhumaine. Je cite : « La holstein est la formule 1 des vaches laitières : 30 litres par jour ! Une heure de traite le matin, une heure de traite le soir. » Quel est alors le bien-être ? Celui du "producteur", l'exploiteur, le consommateur, qui prend. « Une génisse avec des cornes c'est une génisse sûre d'elle, qui n'a pas peur, qui peut attaquer. Elles sont donc écornées, ce n'est pas agréable mais c'est pour la sécurité. » La sécurité de qui ? De l'Homme, assuré de milliers d'années de domination. Tout-puissant. Je comprends, l'homme spéciste est avant tout réactionnaire, il perpétue les gestes de ses ancêtres en maniant des êtres vivants et sentients qu'il ne voit plus comme tels.
Et les veaux, nouveaux-nés indispensables pour que les vaches produisent du lait, alors ? « Nous engraissons des veaux de lait – comprendre : viande de veaux en termes spécistes – et nous en élevons quelques uns pour faire de la viande de bœuf. » Mécanique. Une chaîne de production avec un début et une fin.
Les veaux nous sont montrés. Certains sont à plusieurs dans des enclos avec paille, loin de leurs mères invisibles derrières des tôles. D'autres, les plus jeunes, sont dans des box individuels, avec le minimum nécessaire pour se retourner. Ils ont été enlevés à leurs mères pour que le Tout-Puissant puisse prendre leur lait. Entravés. Ils cherchent donc à téter, tendant leur museau vers les mains humaines proches des barrières.
J'y vais d'un pas hésitant, de peur d'être anéanti face à une impuissance certaine : celle de la compassion pour un être qui est exploité avec l'unanimité des personnes qui m'entourent. Pire, du système dans lequel je vis.
Je m'approche, tends une main. Il s'approche vers celle-ci. Il prends mes doigts dans sa bouche pour téter. Frénétique. Je ne sais pas où me mettre. Je suis plongé dans mon impuissante compassion, tout en faisant dos à la présentation du système spéciste qui est en train d'être faite. Je retire ma main, voulant, dans un geste naïf, exprimer ma compassion, ne serait-ce avec une caresse...
Le veau sursaute, se cogne aux barreaux, les yeux écarquillés. Et je sens sa fragilité, sa peur, perdu dans un monde qu'il connaît à peine mais qui lui promet une mort prématurée, solitaire et certaine. Je retends ma main - bêtement certainement - il vient téter à nouveau. Je le laisse faire, ne sachant pas quoi apporter de plus. Puis je retire ma main, doucement, pour une ultime tentative de caresse. Il se retire, se cogne à nouveau, le bruit métallique des barreaux me plonge dans l'impuissance même de ma compassion. Il est au fond du box, apeuré. Je connais son avenir. Et je ne peux que constater sa fragilité exploitée et amplifiée par la lâcheté de l'Homme. Et je ressens notre propre fragilité, l'incohérence. Insensible. Celle de l'Homme Tout-Puissant qui domine des êtres car ils n'appartiennent pas à son espèce, oubliant sa plus puissante nature : l'empathie, la compassion, celle qui construit le progrès, qui émancipe.

Je sombre. Je ne comprends pas. Impuissant. Je n'ai que Lui en tête, ce veau, que j'ai vu quelques instants. Et tous les Autres. Les touts-puissants sont lâches ; je l'ai été dans mon impuissance.
J'implose. Je retourne à ma routine d'humain, dans son système inhumain. J'implose d'un sentiment indescriptible face à mes semblables, mécaniquement cruels et froidement affamés, déplorablement spécistes.
Je n'ai qu'un mot à leur proposer, qu'une voie pour honorer Son sacrifice. Antispécisme.
ES
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*« Le spécisme est un préjugé ou une attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et à l’encontre des intérêts des membres des autres espèces. » – Peter SINGER, La libération animale, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2012 (1re éd. Grasset, 1993)